Archives de Catégorie: Films sortis en 2013

Mud – Sur les rives du Mississippi

Après le très acclamé Take Shelter, Jeff Nichols était forcément attendu au tournant. Son film suivant, Mud, confirme le talent du jeune cinéaste pour créer des personnages denses et rugueux et des atmosphères tendues et mystérieuses. Isolés dans leur vision du monde, les héros de Nichols mènent une lutte constante contre les autres, quitte à se perdre eux-mêmes.

Synopsis : Ellis et Neckbone, 14 ans, découvrent lors d’une de leurs escapades quotidiennes, un homme réfugié sur une île du Mississippi, et qui habite dans un bateau échoué dans les arbres.

Mud - Sur les rives du Mississippi - critiqueAu coeur de l’histoire, il y a Ellis, un jeune garçon de 14 ans. Dans Mud, tout se construit suivant un schéma simple : chaque personnage secondaire est dans une situation qui fait écho à celle d’Ellis, la vie s’organisant autour de deux relations essentielles, le mentor et la femme aimée.

Mud est un film de garçons et un film d’enfants. Ellis trouve en Mud un nouveau mentor, puisque la vie de son père est en train de se désagréger. Son ami Neckbone est éduqué par son oncle Galen, qui lui enseigne comment se débrouiller et draguer les filles, mais Ellis est sans doute son véritable modèle.

Mud et le père d’Ellis sont eux aussi de grands enfants (on pourrait ajouter Galen), perdus dans une vie qui ne correspond pas à leurs attentes. Mud compte sur le vieux Tom Blankenship, son père d’adoption, quand il est dans le pétrin. Le père d’Ellis ne semble avoir personne pour le soutenir devant ses rêves brisés.

Et puis il y a les femmes. Galen ne sait visiblement pas s’y prendre, malgré son « mode d’emploi » qu’il prête à Ellis et Neckbone. Tom voit son épouse lui échapper, Ellis essaie de conquérir le coeur de May Pearl et Mud se bat pour retrouver sa belle.

A chaque fois, l’amour des femmes semble incertain, superficiel, inconstant. Alors, Mud, Ellis et son père, frustrés, trahis, laissent éclater leur rage et leur violence. Tout ici se répète et se répond, les attentes de ces garçons idéalistes et forcément déçus, le comportement de ces filles incapables de folie, refusant de se donner entièrement et d’échapper à la raison, qui cherchent ailleurs, quelque chose de mieux, quelqu’un de mieux.

Le défi d’Ellis : sauver le rêve, sauver l’innocence, sauver l’amour. Alors, une seule solution, continuer à se battre, croire en Mud puisqu’il continue à se battre.

Au bout du Mississippi, il ne reste que la désillusion, les espoirs reposent au fond du fleuve. A la fin de son film, Jeff Nichols essaie bien de dire, contre tout ce qu’il a montré jusque là, que l’amour est possible, qu’on peut parfois se fier aux sentiments d’une femme. Trop tard, le film semble être un miroir brisé dans lequel chaque personnage serait le reflet d’une même angoisse, celle d’un garçon encore naïf qui rêve d’amour et qui devra, inéluctablement, perdre de sa pureté, ne trouvant personne autour de lui digne de sa confiance, ni un mentor capable de lui montrer le chemin, ni une femme prête à tous les sacrifices pour construire avec lui, au-delà de toute considération pragmatique, un amour au-dessus de tout, une raison de vivre, un alter ego.

Mud est un film ample construit comme un classique imposant du cinéma américain, lorgnant du côté de Terrence Malick, lui empruntant son mysticisme, sa foi en quelque chose de plus grand que l’homme. La tension monte petit à petit jusqu’à exploser dans deux très belles séquences, une course contre la montre et une étouffante fusillade. Au bout du compte, la quête d’absolu est un échec, il n’en reste que des artifices, une nouvelle maison, un nouvel horizon, autant de façons de fuir, de réinventer l’espoir. Jeff Nichols devrait sans doute être plus percutant pour que son film soit un chef d’oeuvre. Il n’en reste pas moins le portrait hypnotisant d’une innocence progressivement perdue. D’un idéal qui s’échappe.

Note : 7/10

Mud – Sur les rives du Mississippi (titre original : Mud)
Un film de Jeff Nichols avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan, Reese Witherspoon, Jacob Lofland, Sarah Paulson, Ray McKinnon, Sam Shepard et Michael Shannon
Drame – USA – 2h10 – Sorti le 1er mai 2013

Trance

Après 127 heures, Danny Boyle nous revient avec un thriller qui s’intéresse, comme souvent chez le cinéaste britannique, à des hommes soumis à des situations psychologiques extrêmes. Dommage alors que cette plongée dans l’inconscient et les souvenirs enfouis soit si maladroite, complexe en surface mais finalement assez creuse.

Synopsis : Commissaire-priseur, Simon participe au vol d’un tableau célèbre. Après un violent coup sur la tête, Simon n’a plus aucun souvenir de l’endroit où il a caché le tableau.

Trance - critiqueIl peut être douloureux d’imaginer à quel point Trance aurait pu être un bon film. Après Steven Soderbergh dans Effets secondaires, c’est Danny Boyle qui s’intéresse aux manipulations psychologiques, avec au bout du compte toujours la même question essentielle : qui manipule qui?

En jouant avec l’hypnose et la mémoire, en faisant de la boîte crânienne la prison de souvenirs cruciaux, le réalisateur britannique semble avoir voulu faire du cerveau de Simon le terrain de jeu principal de son intrigue. Malheureusement, le film ne réussit pas complètement son pari : certes le spectateur avance à l’aveuglette, mais le puzzle s’emboîte plutôt mal et l’esprit de Simon n’est que bloqué ou débloqué, jamais vraiment flottant, sauf peut-être quand le film s’emmêle les pinceaux en compliquant artificiellement le jeu un peu trop simpliste du « ce n’est pas vrai, ça s’est passé dans ta tête. »

Comme si Danny Boyle, incapable de se perdre dans les méandres d’une conscience, essayait de cacher son impuissance par une structure narrative alambiquée. Malheureusement, on progresse peu dans ce thriller faussement labyrinthique et il faut attendre la fin pour qu’on nous donne en bloc les clés pour comprendre les motivations de chacun.

Les révélations finales s’avèrent bien décevantes. L’histoire de Trance, une fois remise dans l’ordre, nous apparaît aussi improbable que bidon. De thriller psychologique, le film se transforme finalement en un mélodrame grotesque avec vengeance extravagante et instinct meurtrier sorti de nulle part.

On retient cependant une idée passionnante qui n’est pas sans rappeler l' »Inception » de Christopher Nolan, et on apprécie l’ambigüité des trois personnages principaux. C’est sans doute là que Boyle réussit le mieux son coup : le spectateur ne sait jamais lequel est le héros, lequel est bon ou mauvais. Derrière les faux-semblants, chacun est seul et corrompu, aucune cause n’est juste, personne n’est à sauver, ce qui laisse au film une grande liberté de manœuvre pour se dénouer.

Tout ceci ne sauve malheureusement pas un scénario prometteur mais très mal construit : la manipulation est ici un jeu de masques grossier aux enjeux grand-guignolesques.

Note : 4/10

Trance
Un film de Danny Boyle avec James McAvoy, Rosario Dawson et Vincent Cassel
Thriller – Royaume-Uni – 1h35 – Sorti le 8 mai 2013

Iron Man 3

Quand Shane Black, le fameux scénariste de L’Arme fatale et de Last Action Hero et réalisateur de l’enthousiasmant Kiss Kiss Bang Bang prend les commandes d’Iron Man, on est en droit d’attendre quelques étincelles. Malheureusement, on n’aura le droit qu’à un énième épisode-clone, divertissant mais sans singularité. Beaucoup de savoir-faire mais bien peu d’émotions.

Synopsis : Quand son ancien garde du corps est blessé dans une attaque terroriste, Tony Stark, de plus en plus obsédé par son costume de superhéros, décide de s’impliquer personnellement.

Iron Man 3 - critique« Tony Stark, l’industriel flamboyant qui est aussi Iron Man, est confronté cette fois à un ennemi qui va attaquer sur tous les fronts. Lorsque son univers personnel est détruit, Stark se lance dans une quête acharnée pour retrouver les coupables. Plus que jamais, son courage va être mis à l’épreuve, à chaque instant. »

Difficile de faire un synopsis officiel plus bateau. En le lisant, on se dit qu’on va voir une énième aventure de superhéros avec tous les passages obligés du genre : un ennemi plus redoutable que les anciens, un superhéros attaqué de manière plus intime, de l' »acharnement », du « courage »…

Iron Man 3 respecte son cahier des charges, profitant une fois encore du charme et de l’humour naturel de Robert Downey Jr. pour divertir son public. Une mise en scène politique rappelle les Batman de Christopher Nolan, mais malgré un tour de passe-passe réussi, les terroristes ne nous convainquent pas vraiment. Un instant, Shane Black interroge les circonstances du progrès scientifique, posant brièvement la question des moyens et des fins avant de revenir bien vite au classique schéma manichéen du film d’aventure américain.

Si la scène d’action finale est un poncif du genre, on retient bien plus volontiers la séquence de destruction de la maison de Tony Stark. Alors, un quart d’heure durant, on est happé par le suspense et l’adrénaline. Pour le reste, un Iron Man de plus, un Marvel de plus, un superjusticier de plus. Rien de bien mémorable.

Note : 3/10

Iron Man 3
Un film de Shane Black avec Robert Downey Jr., Gwyneth Paltrow, Don Cheadle, Ben Kingsley, Guy Pearce, James Badge Dale, Rebecca Hall et Jon Favreau
Science-fiction, Action – USA – 2h11 – Sorti le 24 avril 2013

La Cage Dorée

La Cage Dorée a remporté le Prix du Public et le Prix d’interprétation féminine pour Chantal Lauby au Festival du film de comédie de l’Alpe d’Huez. Pourtant, le film présente une galerie de personnages grotesques et stéréotypés, les gags ne fonctionnent que quand Chantal Lauby est de la partie et finalement, le scénario s’épuise à vouloir préserver tout le monde.

Synopsis : Dans la petite loge d’un bel immeuble parisien, les Ribeiro rendent tant de services que le jour où ils peuvent enfin rentrer au Portugal, personne ne veut les laisser partir.

La Cage Dorée - critiqueSi la comédie de Ruben Alves mise tout sur la bonne humeur, elle se construit surtout autour des clichés habituels et les personnages tombent constamment dans la caricature.

On ne croit jamais aux histoires d’amour, ni à celle entre Paula et Charles (il faut dire que Paula a mauvais caractère d’un bout à l’autre du récit et que Charles est très fade en gendre idéal), ni à celle entre Pedro et sa petite amie bourgeoise, finalement balancée en un plan convenu.

Et si la comédie dans son ensemble joue la carte de la tendresse, difficile pourtant de s’attacher aux personnages secondaires : l’entourage de Maria et José est souvent infect et on n’a qu’une envie, leur conseiller de fuir au plus vite.

Mais non, les bons sentiments auront bien sûr raison, envers et contre tout, jusqu’à dégouliner dans une fin improbable où tout le monde est beau et gentil. Avant ça, La Cage Dorée aura eu le temps de nous montrer le bonheur simple du labeur : le boulot représente toute la vie de ce couple sympathique, honnête et travailleur. Signe des temps, voilà le triste idéal proposé par ce film : quand Maria et José doivent prendre du repos, ils s’ennuient; quand Paula et Charles sont dans un endroit paradisiaque, ils bossent; quand le patron de José manipule son employé, on l’excuse aisément parce que quand même, le travail c’est important.

Que reste-t-il? Chantal Lauby, qui tire son épingle du jeu et mène presque toutes les scènes où l’on rit vraiment. Pour le reste, le premier film de Ruben Alves porte bien son nom quand on l’applique à ce cher travail : une cage qui rapporte de l’argent, et qu’on finit par aimer (voire par placer au dessus de tout), comme victime d’un syndrome de Stockholm.

Note : 2/10

La Cage Dorée
Un film de Ruben Alves avec Rita Blanco, Joaquim de Almeida, Roland Giraud, Chantal Lauby, Barbara Cabrita, Lannick Gautry, Maria Vieira, Jacqueline Corado et Jean-Pierre Martins
Comédie – France, Portugal – 1h30 – Sorti le 24 avril 2013

Hannah Arendt

Hannah Arendt, et derrière elle la cinéaste allemande Margarethe Von Trotta, réfléchissent à l’histoire de leur pays et à la fameuse ‘banalité du mal’. Contre l’indifférence et la soumission à l’autorité, le film suit le combat d’une femme brillante et indépendante, orgueilleuse aussi, et se fait le témoin (un peu passif) d’une pensée qui se forme, qui s’affirme, qui jamais ne se ferme.

Synopsis : 1961. La philosophe juive allemande Hannah Arendt va à Jérusalem pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, responsable de la déportation de millions de juifs.

Hannah Arendt - critiqueEn ne racontant que les quelques mois autour du procès Eichmann (quelques flashbacks mis à part), Margarethe Von Trotta décide de se concentrer sur un point très précis de la philosophie d’Hannah Arendt, celui qui reste sans doute le plus largement connu, « la banalité du mal ».

Le film commence alors que la philosophe jouit déjà d’une grande renommée, notamment pour son étude du totalitarisme. Il ne s’agit donc pas, comme dans un biopic classique, de savoir comment cette femme est entrée dans l’histoire, mais plutôt de saisir une idée qui naît, une réflexion qui se structure, une pensée qui se défend.

La réalisatrice allemande épouse le point de vue de son personnage, soulignant son intelligence et son indépendance d’esprit, sans pour autant masquer sa nécessaire arrogance (comment sinon accepter d’avoir raison contre tout le monde?) et sans passer à côté des dilemmes éthiques auxquels elle se confronte. L’opinion d’Hannah Arendt était controversée, et le film aurait sans doute gagné à donner encore un peu plus de relief aux possibles erreurs de la philosophe.

Peut-on étudier un génocide à froid comme on étudierait n’importe quel phénomène scientifique? Le déroulé d’une pensée théorique, aussi rigoureuse soit-elle, peut-il vraiment rendre compte d’une situation qui dépasse l’entendement? Peut-on réellement donner une part de responsabilité aux (dirigeants) juifs, dans une situation désespérée et déshumanisante où les juifs devaient se battre comme des animaux pour leur survie? Certes, la corruption a existé comme partout, mais l’héroïsme aussi : est-ce vraiment là qu’il faut chercher l’une des causes de l’horreur de la Shoah? Le régime hitlérien et son aboutissement ultime, les camps de concentration, visaient à priver les victimes de toute dignité, de tout ce qui faisait d’eux des êtres humains.

Il est d’autant plus effrayant que les responsables de la Shoah soient non pas des assassins, des tortionnaires ou des grands méchants, mais des « nobodies », des êtres insignifiants, des bureaucrates, des bons citoyens qui respectent la loi et leur pays (la réalisatrice allemande décide d’ailleurs de ne montrer Eichmann que par des images d’archives : choix important, car la banalité d’un tel homme ne peut pas être « jouée » sans perdre de son essence). Hannah Arendt a fait là l’une des découvertes les plus essentielles du XXème siècle : les hommes « normaux » qui ont été responsables de ces horreurs n’en sont pas moins coupables, mais chaque homme doit être vigilant, car le mal est banal, il est là en chacun de nous si nous baissons notre garde.

Hannah Arendt démontre qu’Eichmann n’était pas forcément cruel ou même antisémite : il a accompli froidement son travail, comme il aurait fait n’importe quelle autre tâche. Il s’est simplement révélé incapable de penser. En ne pensant pas, il s’est montré dépourvu de ce qui fait l’essence même d’un être humain, et il s’est rendu coupable des pires atrocités.

Le film de Margarethe Von Trotta parle exactement de cela : de la pensée qui résiste à tout contrôle, qui passe par dessus les a priori, qui lutte en dépit de l’adversité, au nom de ce qui lui apparaît être la vérité. Il est souvent très difficile de faire sortir sa pensée du cadre dans lequel elle évolue, créé par l’éducation, la société, l’histoire, les conventions, les bonnes manières, ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, l’idée qui nous est inculquée depuis toujours de ce qui est bien et de ce qui est mal, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.

Le film s’intéresse à la démarche d’une philosophe qui choisit de réfléchir (et de vivre) en dehors des carcans imposés, comme le montre d’ailleurs la liberté dans laquelle évolue son couple. Hannah Arendt était une femme qui vivait sans se soucier de l’opinion des autres, sans se soucier non plus des modèles sociaux dominants. Une femme de pensée, non pas au service du confort des autres, mais au service de la vérité, aussi difficile soit-elle à entendre.

On sait gré au film de s’emparer d’un sujet délicat et peu évident, non pas simplement celui de la banalité du mal, mais celui plus large de la pensée philosophique. De nous plonger au cœur d’un débat passionnant, sans concession pour l’action ou pour le romanesque. Il ne s’agit pas ici de raconter les péripéties, les aventures ou les sentiments d’une femme, mais de surtout livrer à l’image un combat d’idées, de faire le portrait d’une femme en dessinant ses convictions plutôt que son quotidien.

Hannah Arendt réussit à être très stimulant intellectuellement, à ouvrir la discussion. On pourra toujours reprocher au film d’être très classique dans sa forme (parfois jusqu’à la caricature, comme dans ces flashbacks avec Heidegger, plutôt ratés), d’être loin de révolutionner le cinéma et de ne pas toujours prendre le recul nécessaire avec son personnage-titre. Mais après Un spécialiste, portrait d’un criminel ordinaire, documentaire d’Eyal Sivan composé d’images d’archives du procès Eichmann, Margarethe Von Trotta s’empare du sujet dans une fiction qui le rend à la fois plus ludique et plus vivant. On sort du film convaincus que rien n’est plus enthousiasmant (et fondamentalement important) que la pensée à l’œuvre.

Note : 6/10

Hannah Arendt
Un film de Margarethe Von Trotta avec Barbara Sukowa et Axel Milberg
Drame, Biopic – Allemagne, France – 1h53 – Sorti le 24 avril 2013