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La Maison de la radio
En construisant artificiellement son film comme une succession d’instants qui formeraient une même journée, en recréant une unité temps qui n’existe pas vraiment, Nicolas Philibert essaie de donner du lien à son documentaire. Si certaines séquences sont touchantes, l’ensemble n’est malheureusement qu’une accumulation sans véritable horizon. Et le temps finit par se faire long.
Synopsis : Une plongée au cœur de Radio France, à la découverte des mystères et des coulisses d’un média dont la matière même, le son, demeure invisible.
D’abord, le projet est saisissant. Nicolas Philibert pourrait parcourir ainsi n’importe quelle grande entreprise, dévoilant une micro-société étonnante et diverse. Mais en s’intéressant à La Maison de la radio, le réalisateur décide de montrer à l’image ce qui n’est pas sensé être vu : les coulisses du son.
Il y a donc un double projet et les différentes séquences du film peuvent intéresser pour ce qu’elles nous montrent spécifiquement sur les dessous de la radio, ou pour ce qu’elles disent plus généralement sur le fonctionnement d’une grande institution.
Dans ce florilège de moments de vie et d’émissions, le travail sur le son est admirable, tandis que le jeu du montage frotte les uns aux autres les mondes et les ambiances très variés qui cohabitent au sein d’un même bâtiment. Souvent, les coupes sont très brutales, interrompant un questionnement, une grande déclaration ou un chant lyrique au moment crucial pour relancer l’intérêt sur le calme d’un bureau ou sur le travail minutieux d’un ingénieur du son. Ces reprises sont souvent la source de confrontations étonnantes et absurdes.
De tous ces petits bouts d’existence s’échappent beaucoup de tendresse et d’humour, et quelques moments de passion ou de grâce (dans un discours qui s’emballe ou dans une prestation sonore qui nous enchante).
Pourtant, le projet est vite confronté à la limite même de son procédé. Car qu’apprend-on de ce portrait habile et méticuleux? Pas grand chose. Souvent, les instants filmés fonctionnent pour eux-mêmes, pour le petit plaisir fugitif qu’ils nous donnent. Une sorte de complicité se crée parfois entre le spectateur et le réalisateur, entre le spectateur et tel ou tel intervenant. Mais l’ensemble ne prend pas sens.
Le film de Nicolas Philibert se déploie sur le mode de l’énumération : il semble qu’il y ait beaucoup de choses à montrer mais rien à en dire vraiment. Et bientôt, La Maison de la radio commence à se répéter, à traîner franchement en longueur. Sur un film court, on aurait pu comprendre d’être face à une entreprise purement descriptive. Mais au bout d’1h40, les anecdotes succédant aux anecdotes, le spectateur est lassé.
On est face à un beau projet de cinéma qui n’a pourtant pas trouvé son but. Le film manque cruellement de sens, il ne nous apprend ni ne défend rien. Philibert construit un objet tendre et franchement vain, construit d’étincelles et d’insignifiance.
Note : 4/10
La Maison de la radio
Un film de Nicolas Philibert
Documentaire – France – 1h43 – Sorti le 3 avril 2013
Stories We Tell
En trompant le spectateur dans une docufiction subtile, Sarah Polley démontre qu’une histoire vraie racontée est d’abord une histoire réinventée, recréée de toute pièce. Voulant saisir la Vérité qui semble toujours s’échapper, la réalisatrice découvre un obstacle de taille : le mensonge de sa mère. On regrette beaucoup de ne sentir face à ça ni révolte, ni indignation.
Synopsis : Sarah Polley a perdu sa mère à 11 ans. Cherchant à mieux cerner la personnalité de cette femme qu’elle a peu connue, elle découvre un gigantesque secret de famille.
Loin d’elle interrogeait la permanence de l’amour. Dans Stories We Tell, Sarah Polley ausculte le passé de sa famille en essayant notamment de mettre à jour la personnalité de sa mère, aujourd’hui disparue. Qui était Diane Polley? Que sont devenues ses amours, vingt ans après sa mort?
Pour répondre à ces questions, la réalisatrice n’a à sa disposition que les histoires racontées par l’entourage de sa mère. Or, comment s’approcher au plus près de la vérité quand chacun raconte suivant son point de vue, convaincu que les choses se sont passées telles qu’il les a vécues, telles qu’il s’en souvient et telles qu’il les raconte? Entre les fautes de jugement qu’on a pu faire sur le moment, les erreurs ou les parti-pris d’interprétation, l’imprécision des souvenirs et les approximations du langage, il existe une multitude de façons de perdre l’histoire en route, de la détourner, d’en créer une autre, plus ou moins vraie, plus ou moins faussée.
Sarah Polley frotte entre eux les différents points de vue comment on frotterait des pierres, dans le but de faire jaillir une flamme, la vérité. Confrontée à son impuissance, à l’impossibilité même d’être parfaitement juste, la réalisatrice canadienne décide alors elle aussi de raconter son histoire.
Son film mélangera les interventions « propres » de ses proches à des bouts de making of, filmés en caméra amateur, comme si un spectateur s’était glissé dans la pièce où était tourné le documentaire et en avait rapporté quelques images volées. Michael Polley raconte ses souvenirs parfois de manière directe, parfois à travers la lecture d’un texte qu’il a écrit et qui les relate, brouillant ce qui relève de la mémoire et ce qui relève du récit. De même, les images d’archives sont mêlées à des reconstitutions jouées par des acteurs et filmées en super 8, comme s’il s’agissait de recréer aujourd’hui les images manquantes du passé. Ainsi, Sarah Polley donne sa pleine expression cinématographique à son projet : accéder aujourd’hui à un passé dont il ne reste plus de trace objective, rendre vie par les histoires que nous racontons à des événements qui n’existent plus.
Alors, elle invente les vidéos qui n’ont pas été filmées, jusqu’à ce que les vraies images d’archives et les fausses deviennent difficiles à discerner. Entre documentaire et fiction, entre investigation et reconstitution, la frontière devient floue, comme elle l’est toujours dans un récit entre véracité et imagination, comme elle l’est toujours dans l’autre entre sincérité et mensonge.
Jusqu’à se demander : la vérité est-elle accessible? Ce qui choque le plus dans Stories We Tell, c’est que la vie entière de Sarah Polley et de ses proches est construite sur un mensonge et que pourtant, personne ne juge Diane Polley, personne ne semble s’offusquer vraiment de ce secret qui aurait pu ne jamais être révélé. La vérité est inestimable, d’où le travail de la réalisatrice. Pourtant, la révélation abasourdissante à laquelle on assiste semble n’ébranler les personnages qu’en surface. N’y a-t-il rien de plus grave que ce qu’a fait Diane, refusant à ses proches la connaissance de faits qui fondamentalement les concernent?
Exposer les raisons qui expliquent ce geste ne peut en aucun cas l’excuser. Et si Stories We Tell est un récit habile qui pose, par son fond et par sa forme, de nombreuses questions, on reste interloqués devant cette manière de traiter un mensonge énorme comme une quasi-banalité, comme un aléa bien compréhensible de l’existence. On ne sent pas assez l’onde de choc, on ne sent pas assez d’impuissance ni de frustration, mais plutôt de la résignation, une sorte d’attitude fataliste face à ce passé inaccessible et face aux mensonges ineffaçables.
Parce que la vérité a été dissimulée, déguisée, presque effacée, Sarah Polley n’a que son imagination et la dialectique de son film pour se réapproprier son identité. L’affaire est si grave qu’on voudrait que le film adopte une position nette sur le sujet. Pourtant, on emporte avec le générique de fin la désagréable impression que Stories We Tell expose la partialité des points de vue et le mensonge comme des difficultés comparables et nécessaires sur le chemin de la vérité.
Assez intelligemment, la réalisatrice décrit et interroge les obstacles qui se posent devant quiconque essaie de comprendre ce qu’il n’a pas vécu, mais elle tourne autour du pot, semblant refuser de donner son point de vue sur la question. Incapable de vraiment se positionner sur le mensonge de sa mère, Sarah Polley livre un film dont le propos manque finalement de clarté.
Quand la vie de plusieurs personnes se construit sur un mensonge, quand on décide pour les autres de les priver de la vérité, alors le sens des choses s’évapore, il ne reste que détresse et absurdité. Sur un sujet si essentiel, Stories We Tell manque de gravité.
Note : 5/10
Stories We Tell
Un film de Sarah Polley avec Rebecca Jenkins, Peter Evans, Alex Hatz, Michael Polley, Sarah Polley et Harry Gulkin
Documentaire, Comédie dramatique – Canada – 1h48 – Sorti le 27 mars 2013
Des Abeilles et des Hommes
Les abeilles succombent en masse depuis une quinzaine d’années. Pourquoi sont-elles essentielles à la biodiversité? Pourquoi sont-elles peu à peu décimées? Quel est le rôle de l’homme et quels sont les risques pour l’homme? Sans jamais se montrer moralisateur, Des Abeilles et des hommes donne une vision globale du problème. Intéressant et instructif.
Synopsis : Entre 50 et 90% des abeilles ont disparu depuis quinze ans. Situation très préoccupante : 80 % des espèces végétales ont besoin des abeilles pour être fécondées…
Des Abeilles et des Hommes est un documentaire ludique et souvent fascinant qui explore des problématiques scientifiques et politico-économiques pour nous sensibiliser à la folle complexité du monde des abeilles et au danger que l’être humain fait porter sur elles et, par ricochet, sur lui-même. Markus Imhoof propose une approche complète à travers un triple point de vue riche et cohérent.
D’abord, il s’agit de voir, d’admirer les phénomènes naturels à leur échelle. Des très gros plans sur les guêpes et leurs activités nous permettent de saisir la beauté et l’harmonie qui se dégagent de leurs danses et de leurs activités frénétiques. Appréhender la vie au microscope à travers des mouvements de caméra fluides et impressionnants, digne d’un cinéma de fiction dynamique et grand public.
Ensuite, il s’agit de comprendre. Le film explique les mécanismes qui rendent l’abeille si utile à la biodiversité et à l’homme. La contribution de l’insecte à l’économie semble elle aussi énorme. Il s’agit surtout de mieux saisir un monde où l’animal à considérer pourrait être la ruche plutôt que l’abeille. De décrire le fonctionnement d’une intelligence distribuée qui est parfaitement étrangère à nos mécanismes d’êtres humains.
Enfin, le film s’engage. L’abeille est certes formidablement utile à l’économie, mais quand l’homme se sert de cette espèce comme d’un outil de production, quand les abeilles disparaissent à grande vitesse sous l’effet d’une exploitation agricole qui essaie de redéfinir et de s’approprier les mécanismes du vivant, alors le danger guette. Qui de l’homme ou de l’abeille est le meilleur pollinisateur, demande ironiquement le film?
Après les images de grâce de la nature telle qu’elle fonctionne par elle-même, le réalisateur suisse nous livre des images d’horreur. Des Abeilles et des Hommes devient un film inquiétant, le vivant une matière comme une autre. Les abeilles sont affaiblies, massacrées, des milliers de corps sont broyés. Le film enchaîne les visions insoutenables. Les mots décrivent sobrement des mécanismes, les images accusent, puis les mots reprennent leur valeur et évoquent le danger à venir pour l’espèce humaine.
Voir, comprendre, s’engager. Des Abeilles et des Hommes remplit parfaitement sa fonction. On aimerait souvent que le film aille plus loin, qu’il décrive mieux les mécanismes naturels et scientifiques d’une part, politiques et économiques d’autre part, qui sont à l’œuvre. On a l’impression de tout parcourir en surface.
Des Abeilles et des Hommes est donc à prendre comme une bonne introduction au sujet : un film qui éveille les consciences sur un thème délicat (la sensibilité humaine n’est pas très engagée quand il s’agit de défendre des insectes), intéressant et, Markus Imhoof arrive à nous en convaincre, crucial.
Note : 6/10
Des Abeilles et des Hommes (titre original : More than Honey)
Un film de Markus Imhoof avec la voix de Charles Berling
Documentaire – Suisse – 1h28 – Sorti le 20 février 2013
Les Invisibles
Alors que le mariage homosexuel déchaîne les passions, provoquant manifestations et contre-manifestations et faisant ressortir les propos homophobes les plus absurdes, Les Invisibles est nominé au César 2013 du meilleur documentaire. Un film certes imparfait, mais qui a le mérite de donner la parole à des amoureux qu’on voit peu et qui aiment pourtant d’autant plus fort.
Synopsis : Des hommes et des femmes, nés dans l’entre-deux-guerres, se racontent. Ils n’ont aucun point commun sinon d’être homosexuels et d’avoir choisi de le vivre au grand jour.
Deux sujets se mêlent dans Les Invisibles : la façon pour les homosexuels de vivre leur homosexualité (notamment il y a 30, 40 ou 50 ans) et la sexualité des plus de 70 ans.
Le premier devient passionnant notamment quand il est question d’engagement et de revendications. Aux deux tiers, le film s’accélère et s’enflamme pour la formidable aventure collective que fut la libération sexuelle et la lutte contre une société conservatrice et stigmatisante.
Le second thème du film est plus intime, plus personnel. Sébastien Lifshitz laisse à chaque témoin une vraie place pour s’exprimer, pour se raconter, pour souffrir à l’écran, quitte à se retrouver à côté du sujet (comme cette femme pleurant le temps qui passe devant les murs d’une gare qui seuls gardent le souvenir de son père). Ici, chacun démontre que les êtres humains, qu’ils aient 20, 40, 60 ou 80 ans, ont en eux une incroyable envie d’amour et de plaisir, une force d’aimer qui résiste formidablement au temps. Les témoins choisis sont admirables car ils ne se résignent jamais à être vieux. Certes ils sont invisibles, certes la société cantonne l’amour à la jeunesse (comme elle le cantonne souvent à une relation entre un homme et une femme), mais leur ardeur n’en est pas moins là. Et ils nous le disent, dans des confessions face caméra souvent émouvantes.
Dommage alors que le film ne convainque qu’à moitié, la faute à un rythme plutôt mou, à une volonté de mise en scène trop appuyée, avec ces longues mises en contexte convenues. On préfère retenir la liberté de ton et la liberté de vie de ces beaux personnages. On préfère retenir que l’amour à 70 ans peut rester vif et passionnel. On préfère retenir ce merveilleux vent de contestation et d’affirmation de soi qui existait dans les années 70, dont l’esprit a aujourd’hui disparu et dont il ne reste plus que les acquis, dans une société sans engagement de masse et qui se renferme sur ses valeurs conservatrices.
Note : 5/10
Les Invisibles
Un film de Sébastien Lifshitz
Documentaire – France – 1h55 – Sorti le 28 novembre 2012
Sugar Man
Prix du Public et Prix Spécial du Jury au Festival de Sundance 2012, en lice pour l’oscar du meilleur documentaire, Sugar Man fait parler de lui. Et en effet, peu de films documentaires portent une histoire aussi romanesque. Mi-thriller, mi-feel good movie, Sugar Man est d’abord un hommage convenu mais plaisant à la musique (presque oubliée) de Sixto Rodriguez.
Synopsis : Au début des années 70, Rodriguez enregistre 2 albums sur un label de Motown. C’est un échec et l’artiste disparaît, sans savoir que sa musique va être adulée en Afrique du Sud…
Sugar Man est un documentaire-conte de fée, et en cela il fait un peu penser à Benda Bilili!. Mais alors que le film de Renaud Barret et Florent de La Tullaye était une sorte de gigantesque making of, accompagnant le groupe de musique africain depuis ses débuts jusqu’à son explosion, Sugar Man serait plutôt à ranger du côté du cinéma d’investigation.
Sixto Rodriguez a existé, enregistré deux albums, puis il a disparu. Il s’agit pour Malik Bendjelloul de filmer des fans qui vont tout faire pour retrouver sa trace, se lançant dans une quête complexe et hasardeuse. Le film distille un suspense savamment dosé, il fait monter l’attente pour que les apparitions de Rodriguez (tout comme ses chansons, utilisées dans la bande originale) soient pour les spectateurs des moments de grande satisfaction.
Un conte de fée donc, une drôle d’histoire, le genre de récit qu’on raconte le dimanche soir au coin du feu : « vous connaissez l’histoire de ce chanteur qui… ». C’est réjouissant mais pas non plus inoubliable : finalement le film dit peu et montre peu, limité par un matériel en quantité insuffisante pour tenir tout un long métrage. Malik Bendjelloul comble alors les vides par des procédés divers, dessins, vidéos floues, interviews qui se répètent les uns les autres. On comprend un peu trop où le cinéaste veut nous emmener, le but de chaque témoignage, pour adhérer complètement.
Reste que le film peut mettre à son compte deux belles réussites. La première est de rendre un bel hommage à l’artiste et à son répertoire, lui offrant la chance d’une seconde vie, au moins en Europe et aux USA. La seconde est d’évoquer en creux une question sans doute plus universelle et essentielle que le simple destin de Sixto Rodriguez. A quoi tient le succès d’un artiste? Quels événements, quelles qualités, quels hasards, quelles concordances permettent à un auteur de rencontrer son public? L’histoire est écrite pour ceux qui ont perduré. Combien de génies ont péri dans l’oubli, simplement parce qu’ils n’avaient pas eu les bons éléments aux bons moments pour s’exprimer à leur hauteur, pour que leur talent soit reconnu? Combien d’oeuvres ont disparu (ou n’ont tout simplement pas pu exister) parce que les circonstances n’ont pas été favorables?
Sixto Rodriguez a pu enfin trouver la reconnaissance quand il ne l’attendait plus. Dans Le Sommeil d’or, de manière similaire, Davy Chou rend justice à l’inventivité d’artistes cambodgiens qui ont été obligés de tout arrêter à cause des khmères rouges. Il redonne leur dignité à des artistes brisés.
Sugar Man n’évoque pas seulement ce juste retour de gloire. Il s’agit aussi d’une ode à tout ce pan de l’art qui n’est pas resté, à toute cette partie de l’histoire qui demeure quelque part entre le passé et l’oubli, faisant forcément de nous des orphelins de tout ce qui ne nous est pas parvenu et qui aurait mérité la postérité.
Note : 6/10
Sugar Man (titre original : Searching for Sugar Man)
Un film de Malik Bendjelloul avec Sixto Díaz Rodríguez, Stephen Segerman, Dennis Coffey
Documentaire – Royaume-Uni, Suède – 1h25 – Sorti le 26 décembre 2012
Prix du Public International et Prix Spécial du Jury International (catégorie documentaire) au Festival de Sundance 2012