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Gatsby le Magnifique – critique cannoise

Suite du tour d’horizon de Cannes 2013 avec le film d’ouverture du Festival, présenté hors compétition. Le réalisateur de Moulin Rouge s’empare du célèbre roman de Fitzgerald avec l’exubérance festive qu’on lui connaît. S’il arrive à saisir les moeurs étourdissantes de la société new-yorkaise des années 20, les profondeurs délicates du roman lui glissent entre les doigts.

Synopsis : Printemps 1922. Nick Carraway s’installe à New York et se retrouve au cœur du monde fascinant des milliardaires, de leurs illusions, de leurs amours et de leurs mensonges.

Gatsby le Magnifique - critique cannoiseDifficile de ne pas faire le parallèle entre le personnage de Francis Scott Fitzgerald et Baz Luhrmann, tant le cinéma de ce dernier est faste et clinquant, tout entier tendu vers l’objectif de nous en jeter plein les yeux, de nous séduire jusqu’au vertige, de nous imposer son luxe comme la preuve irréfutable de sa qualité.

Le talent de prestidigitateur du réalisateur australien est intact, la caméra nous déboussole et nous excite, grâce au support d’une bande originale anachronique très pertinente (la démesure hip-hop comme réponse moderne au tourbillon jazz des années 20), grâce à la matière du formidable roman de Fitzgerald.

Pourtant, tel Gatsby dans sa grande maison vide une fois la fête terminée, le spectateur a bien du mal à garder quelque chose d’autre du film que le souvenir d’un moment de folie tapageuse. La profonde mélancolie du roman reste lointaine, comme cette lumière verte inaccessible. D’abord maître du divertissement, Baz Luhrmann n’arrive à gratter que la surface chic du mélodrame.

Si Carey Mulligan, Elizabeth Debicki et surtout Leonardo DiCaprio sont très bien, on est beaucoup moins convaincus par Joel Edgerton, qui campe un Tom Buchanan trop rustre, presque ridicule, enlevant beaucoup à l’épaisseur du personnage du roman. Surtout, Tobey Maguire fait un bien mauvais Nick Carraway. Avec son incessant sourire en coin, ce Nick-là parait toujours un peu amusé par la tournure des événements. Alors, la terrible tragédie de Fitzgerald flirte sans cesse avec la farce grossière. Difficile dans ces conditions de s’émouvoir vraiment pour l’histoire d’amour de Gatsby et de Daisy.

D’autant plus que le récit cède à certaines facilités qui l’affaiblissent. Ainsi un raccourci très malheureux donne à Tom la responsabilité presque complète du drame final, achevant ainsi le portrait sans nuance du personnage. Le jeu sur les téléphones à la fin du film introduit de nombreux contre-sens malvenus au profit d’un très relatif suspense narratif. Enfin, et c’est peut-être le pire, Baz Luhrmann a toutes les peines du monde à faire monter le suspense autour du personnage de Gatsby, à le rendre aussi mystérieux et insaisissable qu’il ne l’est pendant les deux premiers tiers du roman.

Gatsby, moins insaisissable et mystérieux que dans le roman

La question essentielle n’est donc pas résolue : comment traduire les mots sublimes de Francis Scott Fitzgerald à l’image? Comment leur trouver un équivalent cinématographique? Luhrmann n’arrive à traiter qu’une partie de la substance du livre, les excès exubérants d’une fête qui jamais ne s’arrête, même pas le temps de pleurer les victimes qu’elle laisse sur le bord de la route.

Pour le reste, le cinéaste essaie tout simplement de réutiliser les mots de l’écrivain, mais ceux-ci, aussi puissants soient-ils, se perdent dans le fatras aguichant de la mise en scène.

Le film est donc au final plutôt superficiel et distant, mais plus fidèle qu’il n’y parait; comme le personnage titre il mise tout sur le spectaculaire, espérant ainsi nous aveugler et nous conquérir. Après avoir lu le roman de Fitzgerald, comment pourrait-on le reprocher à Baz le Magnifique?

Note : 5/10

Gatsby le Magnifique (titre original : The Great Gatsby)
Un film de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio, Tobey Maguire, Carey Mulligan, Isla Fisher, Elizabeth Debicki, Jason Clarke, Joel Edgerton et Adelaide Clemens
Drame, Romance – Australie, USA – 2h22 – Sorti le 15 mai 2013

Inside Llewyn Davis – critique cannoise

Le Festival de Cannes vient de se terminer. Petit retour sur la sélection officielle. Et pour commencer, le très attendu film des frères Coen, habitués de la croisette et repartis cette fois-ci avec le Grand Prix. L’éternelle histoire d’un loser qui perd ses illusions. Une œuvre tendre mais sans surprise.

Synopsis : Une semaine de la vie d’un jeune chanteur de folk dans l’univers musical de Greenwich Village en 1961.

Inside Llewyn Davis - critique cannoiseLes frères Coen aiment les personnages de loser. Du héros d’Arizona Junior à celui d’O’brother, de Barton Fink au Big Lebowski, nombreux sont les protagonistes de leurs films à tourner en rond, s’agitant presque en vain pour trouver un sens dérisoire à leur existence.

Dans ce cadre, Inside Llewyn Davis fait beaucoup penser à A serious man. Certes, les contextes sont très différents, mais comme Larry Gopnik, Llewyn Davis semble condamné, étouffé par une existence qui ne lui a pas distribué les bonnes cartes, qui ne l’a pas doté des atouts pour réussir.

Alors Llewyn passe une semaine à lutter contre des moulins : son talent est réel, et pourtant le succès lui est interdit. Il n’est pas méchant mais les gens le détestent de plus en plus. Comme évoluant dans une jungle hostile, Llewyn se bat pour sa survie sans jamais entrevoir la lumière.

Certes on reconnaît l’esprit des frères Coen à travers des situations gentiment loufoques, des rencontres amusantes, une douce ironie de l’absurde. Mais il manque à l’intrigue le mordant si caractéristique des réalisateurs américains. La folie de leur cinéma est chuchotée, comme camouflée derrière une peinture sociale naturaliste.

Comme si Joel et Ethan Coen, trop respectueux de leur sujet, s’étaient retenus de le dynamiter. Les amateurs de folk seront sans doute ravis des longues et nombreuses séquences musicales, les autres resteront un peu dubitatifs, d’autant plus que les paroles ne sont malheureusement pas traduites dans la version sous-titrée en français, ce qui laisse au spectateur non anglophone le puissant sentiment de passer à côté d’éléments narratifs ou symboliques importants.

Dans cette histoire de surplace, le futur ne peut que ressembler au passé. Le film nous l’explique par le plus évident des moyens, grâce à une séquence qui se répète. Llewyn Davis a beau avoir appris de ses erreurs (la séquence de la fuite du chat connaît une variation bienvenue), il reste bloqué dans la spirale de l’échec.

Habile et sympathique, cette tranche de vie est une histoire pourtant très classique, assez banale dans la riche filmographie des Coen. A serious man était une fable barrée d’un brillant pessimisme, Inside Llewyn Davis est un portrait assez sage, gentiment mélancolique, baigné par la douce amertume des rêves qu’on n’a pas réalisés. Le film peut certes séduire par la simplicité et l’universalité de son récit, il n’en reste pas moins trop ordinaire pour ne pas nous décevoir.

Note : 5/10

Inside Llewyn Davis
Un film de Joel et Ethan Coen avec Oscar Isaac, Justin Timberlake, Carey Mulligan et John Goodman
Comédie dramatique – USA – 1h45 – Sortie en salles le 6 novembre 2013
Grand Prix du Festival de Cannes 2013

Shame

Après Hunger, un premier film remarquable, formellement ahurissant et fondamentalement marquant, Steve McQueen revient avec Shame, avec toujours Michael Fassbender dans le rôle principal. Si le réalisateur n’a rien perdu de son sens esthétique, son second film, parfois envoutant, manque finalement de finesse sur le fond. Hypnotisant et décevant.

Synopsis : Brandon vit seul et travaille beaucoup. Sa seule passion : le sexe. Quand sa sœur Sissy s’installe dans son appartement, Brandon a de plus en plus de mal à dissimuler sa vraie vie…

Shame - critiquePas étonnant que Shame soit une petite merveille visuelle, la description métallique d’un monde hostile, le portrait presque clinique d’un homme extérieur à lui-même. Steve McQueen vient de l’art contemporain et la premier choc procuré par ses films est forcément plastique.

Depuis l’appartement de Brandon, trop propre trop vide, jusqu’à l’univers feutré de son bureau, depuis les bars glaciaux qu’il fréquente le soir avec ses « amis-collègues » jusqu’aux rues fantomatiques dans lesquelles il se livre à ses pulsions, tout est étranger, tout est autre, tout est agressif. Le New York de McQueen n’est pas franchement menaçant, il est pire que ça, froidement indifférent. Le visage de Michael Fassbender, trop parfait, trop fermé, y participe pleinement : il est l’archétype du citadin de la mégapole, amical, séduisant, absent de soi et du monde.

Pourtant, le tour de force du réalisateur est de nous attacher âme et corps à cet homme dont le seul désir, la seule nécessité, le seul bonheur, est la pure satisfaction sexuelle. Le sexe pour le sexe, et surtout pour rien d’autre. Pas d’amour, pas d’attaches, pas de sentiments. Tout ça ne fait que diminuer l’intensité du plaisir, jusqu’à le tuer complètement. Pour Brandon, la jouissance physique est forcément vicieuse, malsaine, interdite. Elle ne peut se satisfaire de la normalité. Il s’agit avant tout de jouir pour jouir, c’est tout.

D’abord, McQueen ne nous enferme pas dans le jugement. Nous sommes aux côtés de Brandon, nous ressentons son envie, sa frustration, son addiction. Et bien sûr, son isolement. Dans un monde où l’humain n’est plus qu’un outil au travail, une ombre dans la rue, un rival ou une proie dans la vie nocturne, le plaisir pur est tout ce qu’il reste à un homme seul et qui ne se bat plus, qui a pris son parti d’être seul.

Dans cette mécanique existentielle répétitive, les corps ne se lassent pas, seules les âmes se fatiguent. Sissy, la soeur fragile et exubérante de Brandon, est le grain de sable qui vient enrayer l’horlogerie. Dans une des plus belles séquences du film, Brandon fuit son appartement et court dans les rues de New York, comme pour se libérer comme il peut de ses pulsions, de ses démons. Sans aucun doute, il ne lui reste qu’un seul interdit « moral », un seul impératif qui passe au-dessus de son désir, et celui-ci s’est installé chez lui, se colle à lui jusqu’à enflammer cette avidité de sexe qu’il ne sait pas, qu’il ne peut pas contrôler.

Peu à peu pourtant, le film se montre de plus en plus sévère avec Brandon. Son mal-être le condamne et condamne sa manière de vivre, un point de vue presque puritain se lit dans l’explosion de rage et de libertinage à la fin du film. Alors, le sexe à outrance semble entraîner irrémédiablement le dégoût de soi. On regrette l’intransigeance du cinéaste autant que le côté un peu superficiel de son film.

Certes, tout est beau, impeccablement beau, certes le sujet même du film est le vide existentiel, mais Shame est un peu trop rempli de rien pour vraiment dire beaucoup. Le film se vit alors comme une expérience immersive mais fugace. Quand on sort de la salle, on est écrasé par une désagréable lourdeur morale. Sous ce poids, il ne nous reste qu’une impression creuse.

Note : 5/10

Shame
Un film de Steve McQueen avec Michael Fassbender, Carey Mulligan et James Badge Dale
Drame – Royaume-Uni – 1h39 – Sorti le 7 décembre 2011
Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine au Festival de Venise 2011 pour Michael Fassbender

Drive

Après une excursion dans la mythologie scandinave avec Le Guerrier Silencieux, Nicolas Winding Refn revient au thriller urbain dans lequel la ville, forcément menaçante, resserre peu à peu son étreinte sur un héros damné. Drive, d’une beauté captivante, et malgré un scénario parfois trop simple, nous offre certaines des séquences les plus saisissantes de l’année.

Synopsis : Un jeune homme solitaire conduit le jour pour le cinéma en tant que cascadeur et la nuit pour des truands. Sa rencontre avec Irène et son jeune fils va bouleverser sa vie…

Drive - critiqueDès la première scène, le ton est donné : le scénario sera minimaliste, sublimé par une esthétique métallique, reflet d’un monde et d’une ville (Los Angeles) hostiles et fascinants.

Drive est un film sur papier glacé, l’image est d’une beauté à couper le souffle, la musique, une pop eighties idéalement sucrée, alterne avec des rythmes dansants et oppressants. Toute la recherche formelle participe à fondre en une seule émotion l’angoisse et le plaisir qu’on a à vivre dans un univers fondamentalement dangereux. La beauté presque artificielle de Ryan Gosling, visage absent et regard impassible, renforcent le mystère de ce personnage sans nom, détaché de tout et qui pourtant s’attache.

Un héros sans faille comme sorti tout droit d’un jeu vidéo, un inconnu au passé mystérieux, un passé dont on ne parle jamais mais qui ressort, dans des fulgurances inattendues, par des gestes précis et terribles que seul un homme qui a vécu des choses indicibles est capable d’exécuter. Toute l’histoire de Drive, c’est comment cet homme qui ne se mêle que de lui-même, comment ce roc solide et solitaire va se fissurer et s’engager pour sauver une femme et son enfant.

Alors la mécanique s’enraye, l’univers se complexifie, l’ordre apparent se brise. Alors l’homme à la veste de scorpion se retrouve traqué, pris dans un étau qui se resserre peu à peu, comme l’était le personnage de Pusher. Nicolas Winding Refn nous avait déjà habitué à la lutte sauvage d’un homme pour sortir d’une situation inextricable. Les héros du réalisateur danois ont en eux toute la violence originelle de l’homme. Bronson ne pouvait pas la dissimuler. Chez le driver au contraire, elle est parfaitement contrôlée, parfaitement rangée. Jusqu’à ce qu’elle redevienne nécessaire. La violence est enfouie en chaque homme aussi profondément que l’instinct de survie. Chez Refn, l’homme est en danger. Il a besoin de cette violence pour continuer à vivre, coûte que coûte.

Certaines séquences resteront parmi les plus belles du cinéma de 2011. Quand Nicolas Winding Refn filme l’intérieur d’un supermarché, l’utilisation du grand angle multiplie les produits, allonge les rayons, bloque la jeune femme fragile dans un couloir surcoloré d’objets à acheter qui rappelle le pop art autant qu’il étouffe l’héroïne dans une logique de consommation forcément abusive. Quand il filme son héros en contre-plongée, il nous place dans la peau d’un enfant, obligés d’admirer cet homme qui nous surplombe de toute sa taille et de toute son histoire dont nous ne pourrons jamais rien savoir.

Quand Nicolas Winding Refn nous enferme dans un ascenseur, c’est pour faire jaillir, dans l’une des scènes les plus fortes et les plus belles qu’on puisse imaginer, toute la tension primitive de l’homme, déchiré entre l’eros et le thanatos. Le ralenti, d’abord purement esthétique, devient métaphysique : il étend le temps de l’amour et le temps de la mort, le temps qu’un ascenseur s’ouvre et se referme, révélant définitivement le démon qui se cache à l’intérieur de l’ange.

Aucun homme ne peut vivre simplement pour lui-même. Aucun homme ne peut se protéger des autres. Voilà l’histoire de Drive, celle d’un homme venu de l’enfer, et obligé d’y retourner parce qu’il a été touché par la grâce. On pourra toujours penser que le scénario est léger ou classique, on sera obligé de reconnaître que la mise en scène magistrale sublime le propos et lui donne des résonances mythologiques.

Si la fin manque malheureusement d’intérêt (les dernières images du film sont anecdotiques), Drive reste un bijou d’intensité et de beauté menaçante. Avec un scénario encore plus accompli, à la hauteur de Nicolas Winding Refn, Drive aurait pu être un véritable chef d’oeuvre. En l’état, c’est déjà un film admirable, l’un des meilleurs de l’année.

Note : 7/10

Drive
Un film de Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling, Carey Mulligan et Bryan Cranston
Thriller – USA – 1h40 – Sorti le 5 octobre 2011
Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2011

Never Let Me Go

Never Let Me Go parle d’un passé qui n’a pas eu lieu. D’amours qui ne peuvent pas être vécues. D’êtres qui n’ont pas le droit d’exister. Never Let Me Go parle de nous, à jamais absents de nos rêves, bloqués dans une vie qui n’est pas la nôtre, à la recherche d’une illusion, d’un sens. Never Let Me Go est un diamant rempli de vide. L’un des plus beaux films sortis cette année.

Synopsis : Depuis l’enfance, Kathy, Ruth et Tommy sont les pensionnaires d’une école en apparence idyllique, une institution coupée du monde où seuls comptent leur éducation et leur bien-être. Mais quand ils deviennent jeunes adultes, leur vie bascule…

Never Let Me Go - critiqueCe qui donne sa plus grande singularité à Never let me go, c’est le désespoir noir qui étouffe toute l’intrigue. Never let me go est l’un des très rares films entièrement taillés dans la résignation, dans l’acceptation totale d’un destin injuste.

L’histoire offre beaucoup de pistes surprenantes. D’abord, il s’agit d’une uchronie : le monde imaginé n’appartient pas au futur mais à un passé parallèle. Dans ce passé-là, la médecine a fait, dans les années 50, des progrès déterminants. A partir de là, le futur de ce passé a été chamboulé. Comme s’il était essentiel de souligner que l’univers de Never let me go n’existera sans doute jamais mais que là n’est pas l’important. Il aurait été possible, on pourrait en être là, et même encore plus loin, aujourd’hui. Ce qui est important ici, ce n’est pas ce qui existe mais bien l’infinité des possibilités et ce que cet univers parallèle dit sur nous, sur notre condition d’être humain, ici ou là-bas.

Ensuite, l’image, les décors, les costumes, emprisonnés dans un passé qui n’a pas existé, sentent le jauni, le vieux. C’est comme si toute cette histoire était un souvenir ancien et cela lui donne une douceur un peu terne qui est justement le propre de ce qui n’est plus qu’une image dans notre mémoire. Prisonniers de leur destinée, Kathy, Ruth et Tommy le sont aussi de leur univers, tellement dérisoire qu’il échappe à toute réalité.

Contrairement à The Island, qui supposait aussi un monde où des humains-bis étaient créés pour les besoins des transplantations des vrais humains, ici, les donneurs sont au courant depuis toujours. Ils savent ce pour quoi ils ont été fabriqués, ils connaissent avec certitude le déroulement de leur vie. Et ayant été élevés dans cette fatalité, ils ne pensent pas à se rebeller, au contraire des héros de The Island. Ce point scénaristique est essentiel, il traduit l’ADN de Never let me go. Pour Kathy, Ruth et Tommy comme pour tous leurs camarades, se rebeller contre le système, c’est comme se rebeller contre la mort, ce n’est tout simplement pas envisageable. La réalisation des deux films est alors absolument opposée : l’image clignotante, hyperactive et irregardable de Michael Bay est ici remplacée par des respirations longues et difficiles, d’une mélancolie parfois insoutenable.

Porté entièrement par un récit qui ne peut être que ce qu’il est (le film commence par la voix off de Kathy, on sait dès le début qu’on devra arriver à cette image finale de Tommy sur la table d’opération), Never let me go ne donne que très peu de réponses sur le fonctionnement du système. Qui sont ces enfants? Comment ont-ils été créés? A partir de qui? Quelles sont véritablement les lois en vigueur à leur égard? Quelles sont leur possibilités? Leur situation, qu’ils acceptent avec une évidence déconcertante, empêche-t-elle véritablement toute révolte et si oui, par quels mécanismes? A ces multiples questions, les réponses sont très partielles voire inexistantes. Finalement, elles importent peu. Si on ne sait pas tout, on ressent les choses, comme les personnages. Ils ne savent sans doute pas ce qu’ils sont mais ils le sentent. Ils ne savent sans doute pas que tout ceci est inéluctable mais ils le sentent.

D’autres pistes passionnantes sont évoquées par petites touches discrètes, comme la disparition progressive de toute éthique dans le traitement des donneurs. La pension où grandissent les trois enfants nous apparait d’abord comme une prison mais nous comprenons ensuite qu’elle était déjà la marque d’un choix politique, d’une certaine forme de résistance. Autre question troublante, celle de l’âme des donneurs. Comment les gens « normaux » pourraient-ils penser qu’ils n’ont pas d’âme? Quel processus scientifique a permis leur clonage? Et surtout, cette belle idée selon laquelle l’art serait la réponse à la question de l’humanité.

Never let me go est un film de science-fiction particulièrement lent et nostalgique et en cela il rappelle Bienvenue à Gattaca. Mais alors que Gattaca était marqué par la lutte constante du héros, Never let me go ne montre que de la colère et de la tristesse, les deux dernières façons de se battre quand on ne peut pas se battre. La solitude glaciale des personnages rappelle plutôt le premier film de Mark Romanek, Photo Obsession, déjà un diamant glauque.

Never let me go n’est pas un film séduisant, ses personnages ne sont pas des grands personnages de fiction mais ils ne peuvent pas l’être : ils ont été modelés pour n’être presque personne. Malgré cela, ils essaient d’aimer, parce que c’est leur dernière chance d’être quelqu’un. Dans la superbe scène où Tommy sort de la voiture pour crier, toute l’émotion rentrée à l’intérieur du film semble s’échapper. Never let me go est un film submergé par la tristesse.

Sans éclat, l’histoire arrive à son terme, rien n’aura servi, rien n’aura été changé. On n’aura même pas vu de répression. Simplement un fil tendu qu’on ne peut que suivre. Mais tout ça pourrait aussi bien être notre univers à nous. Chacun a un laps de temps défini pour vivre, une fin certaine qui l’attend et nulle façon d’y échapper. Nous ne pouvons que profiter du peu de temps que nous avons, du mieux possible. Never let me go est une parabole sur notre propre situation. Humains-bis relayant les humains que nous voudrions être et que nous ne serons jamais.

Note : 9/10

Never Let Me Go
Un film de Mark Romanek avec Carey Mulligan, Andrew Garfield et Keira Knightley
Science-fiction, romance – Royaume-Uni, USA – 1h43 – Sorti le 2 mars 2011