Archives du blog

L’Inconnu du lac

Prix de la mise en scène à Cannes (section Un certain regard), le film a aussi provoqué le scandale à Versailles et à Saint-Cloud, où l’affiche a été interdite (très loin à l’arrière-plan, on peut deviner une fellation, prétexte tout trouvé pour ne pas montrer deux hommes qui s’embrassent). Au-delà de cette polémique, L’Inconnu du lac n’hésite pas à montrer l’amour physique gay. Et c’est tant mieux : le naturalisme un peu mystique du film permet l’exploration inquiétante et fascinante des liens étroits qui unissent la passion amoureuse au désir de mort.

Synopsis : L’été. Un lieu de drague pour hommes, caché au bord d’un lac. Franck tombe amoureux de Michel. Un homme beau, puissant et mortellement dangereux…

L'Inconnu du lac - critiqueL’Inconnu du lac n’est pas l’inconnu du Nord-Express (bien qu’il s’agisse dans les deux cas de se débarrasser d’un amant envahissant), et pourtant il y a dans cette très belle séquence de meurtre vue des hauteurs du bois, quelque chose de très hitchcockien, et qui mêle des sentiments aussi divers que la peur, la fascination, la satisfaction, le désir, l’impuissance et la culpabilité, et qu’on ne fait que deviner derrière la caméra.

Car en décidant de nous installer à la place de Franck, dans un plan-séquence aussi inquiétant qu’irréel, Alain Guiraudie nous donne à voir, plus que le spectacle d’un drame dont la brutalité sous cloche tranche avec le calme désertique du lac, le reflet d’une âme tapie dans l’ombre, surprise et indécise, et dans laquelle les émotions se succèdent, on le devine, avec autant de violence qu’il y a de beauté et de sérénité dans le paysage qui lui répond.

A partir de là, le thriller se déploie sans fioriture : c’est une enquête dont on connaît les conclusions, et tout l’intérêt est de savoir jusqu’à quel point Franck va se frotter à la mort pour donner corps à son amour.

Car le film n’a de cesse d’explorer l’impulsion de mort contenue dans le désir. Lorsque Frank observe le drame, comment ne pas l’imaginer en voyeur profitant (sexuellement) du spectacle tragique mais profondément charnel qui s’offre à lui, comme cet homme sans cesse rencontré, qui aime se donner du plaisir en regardant les autres faire l’amour? Comment imaginer autrement l’envie de Franck, son besoin de se jeter dans la gueule du loup?

Frank refuse systématiquement le préservatif, il va même jusqu’à se baigner le soir dans le lac en compagnie de Michel, reproduisant très consciemment ce qu’il a vu quelques jours plus tôt, rejouant la scène pour enfin en être acteur et non pas spectateur tout impuissant. Frank ne s’évite aucun danger, il vit l’amour sans protection, se donnant entièrement, corps et âme, âme et corps, puisque c’est finalement le corps qui est le plus exposé dans ces jeux de l’amour et de la mort.

Et si Guiraudie montre tant les corps, les sexes, s’il ne cache rien de ce que l’amour a de plus cru, c’est que le sexe est l’une des parts essentielles de l’amour, et qu’on ne peut rien y comprendre si on ne parle pas frontalement de la rencontre des corps, au moins aussi décisive, aussi jouissive, aussi dramatique, que la rencontre des êtres.

L'amour-passion et l'amour-à-mort

Les trois personnages principaux permettent au cinéaste d’explorer trois façons d’aimer, trois quêtes de l’autre, trois besoins qui ne se rencontrent qu’en marge. D’abord il y a Henri, l’ami, l’amour platonique, celui qui recherche la compagnie, la discussion, la présence de son autre avec une ardeur qui n’a pourtant rien d’érotique.

Ensuite il y a Michel, l’amant, qui n’est que désir et domination, attirance et fascination. Michel ne veut que l’instant, il n’est prêt à rien donner d’autre que le moment qu’il offre à celui qu’il aime. Il n’accepte aucune contrainte, aucun empiètement sur sa vie privée. Il est l’érotisme pur, la passion immédiate, le feu qui brûle, essentiel et dangereux.

Et puis il y a Franck, l’amoureux romantique, tendre et déraisonnable, prêt à se mettre en danger, peut-être même à se sacrifier. Son désir se mue très vite en amour, il décide de se donner entièrement et sans mesure.

Alors Alain Guiraudie filme sans cesse la même journée qui se répète, dans un dispositif d’une simplicité déconcertante, comme s’il fallait décrire l’errance de personnages qui tournent en rond, reproduisant sans cesse les mêmes schémas, attendant inconsciemment de tuer ou d’être tué, de posséder ou d’être possédé. Presque chaque fois Franck arrive sur la plage, puis il cherche Henri, il cherche Michel, il nage, fait un tour au bois, discute parfois avec le policier qui mène l’enquête, s’attarde occasionnellement jusqu’au crépuscule. Le lendemain il reviendra, comme attiré irrésistiblement par les abords de ce lac. Toute l’action se déroulera ici, entre la plage et le bois, entre le plan d’eau et le parking.

L'atmosphère mystique du lac

Et chaque jour, par petites touches discrètes, l’enquête du policier avance, l’amitié d’Henri et de Franck évolue, son amour avec Michel se précise, chaque jour le double thriller sentimental et criminel se résout un peu plus, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un nœud trop bien serré, un trio amoureux inattendu, dont les sentiments des uns et des autres deviennent peu à peu incompatibles.

On ne reprochera finalement qu’une chose à L’Inconnu du lac : de rester indécis jusqu’au bout, nous abandonnant avec un dénouement plutôt mou et théorique. Alain Guiraudie avait pourtant si bien réussi jusque là à donner chaire (et sang) aux sentiments, aux mal-êtres, aux envies, aux frustrations, aux dilemmes, aux tensions de ses personnages qu’on ne s’attendait pas forcément à ce qu’il nous laisse là, curieux et insatisfaits.

C’est qu’à force de filmer le désir de l’autre jusqu’au bout de soi, le réalisateur finit par user ses personnages dans un manège amoureux qui perd un peu de sa spontanéité.

La talent admirable de Guiraudie, c’est de nous faire presque oublier le contexte homosexuel et libertin de son histoire pour nous interroger sur la nature profonde de l’homme et sur l’essence même des rapports d’amour et de dépendance, vidés peu à peu de leur substance à mesure qu’ils se répètent inlassablement.

Note : 7/10

L’Inconnu du lac
Un film d’Alain Guiraudie avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou et Patrick d’Assumçao
Drame, Thriller – France – 1h37 – Sorti le 12 juin 2013
Prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du Festival de Cannes 2013

Shokuzai – Celles qui voulaient oublier

Shokuzai a été découpé en deux films pour l’exploitation en salles. Le second opus vient compléter la saga et offre au spectateur un large panorama des psychoses qu’un adulte peut développer suite aux tragédies de sa jeunesse. Et malgré les chemins alambiqués de son récit, le film arrive à trouver une cohérence étonnante et inquiétante.

Synopsis : Dans une cour d’école, 4 fillettes sont témoins d’un meurtre. Sous le choc, aucune n’arrive à se rappeler de l’assassin. 15 ans plus tard, 2 d’entre elles voudraient oublier…

Shokuzai - Celles qui voudraient oublier - critiqueSuite de Shokuzai – Celles qui voulaient se souvenir, avec le destin des deux autres petites filles qui avaient assisté au meurtre de leur amie 15 ans plus tôt. Alors que Sae et Maki ne vivaient que dans l’attente de remplir leur promesse d’enfant et de se racheter, Akiko et Yuka continuent leur vie loin de ce serment, la première repliée sur elle-même, la seconde dans l’espoir de mettre le monde à ses pieds.

L’histoire d’Akiko est assez bien racontée même si une fois encore, le scénario repose sur des coïncidences d’autant plus improbables qu’elles se multiplient, et sur l’omniprésence de la perversité. Yuka apporte un vent de fraîcheur presque inattendu à cette galerie de portraits dépressifs, puisque contrairement aux autres, elle refuse de subir le poids du passé.

Pourtant, comme chacune de ses anciennes amies, elle provoquera un drame. Partout dans Shokuzai, le destin contrôle les trajectoires des personnages, leur donnant à toutes (bénédiction ou malédiction?) l’occasion de venger le traumatisme de leur enfance.

C’est encore le cas dans le segment d’Asako, dans lequel la providence et la fatalité prennent une place encore plus conséquente. Le destin d’Asako semble être la synthèse de celui des quatre jeunes filles dont elle a modifié la vie à jamais, les forçant à prendre une part de responsabilité dans le drame de leur enfance. Ainsi, elle partage avec Yuka une jalousie maladive et destructrice, à l’origine de la tragédie. Suite au meurtre d’Emili, elle se montre démesurément sévère et intransigeante avec les amies de sa fille, comme Maki avec ses élèves. Les 15 années qui suivent sont pour elles un long calvaire, une période de repli sur soi, 15 années de réclusion qu’elle partage avec Akiko. Sur le modèle de Sae, elle retrouve finalement celui qui lui avait volé sa « poupée » dans le seul but de l’atteindre.

Les vengeances terribles de Sae, Maki, Asako et Yuka influenceront-elles les choix finaux d’Akiko? Et si cette dernière était coupable de tout, si c’était elle qui avait tout provoqué, qui avait créé cinq monstres et autant de destins tragiques?

Malgré son scénario invraisemblable et l’intérêt inégal de son récit, la fable nous fascine par la diversité de ses histoires et de ses personnages, et se révèle être une étude ample et vertigineuse de la culpabilité. Ce film froid et inquiétant dresse le portrait d’une société détraquée formée d’une constellation de solitudes névrosées.

Note : 6/10

Shokuzai – Celles qui voulaient oublier (titre original : Shokuzai 2)
Un film de Kiyoshi Kurosawa avec Kyôko Koizumi, Sakura Ando et Chizuru Ikewaki
Drame, Thriller – Japon – 2h28 – Sorti le 5 juin 2013

Blood Ties – critique cannoise

Suite du tour d’horizon de Cannes 2013 avec le film de Guillaume Canet, présenté hors compétition, et l’une des montées des marches les plus glamours de l’année. Le film, un thriller nostalgique du cinéma américain des années 70, est certes très classique dans sa forme, mais il arrive à créer des nœuds dramatiques efficaces jusqu’à un dénouement de tragédie grecque.

Synopsis : New York, 1974. Chris est libéré après plusieurs années de prison pour un meurtre. Devant la prison, Frank, son jeune frère, un flic prometteur, est là, à contrecœur…

Blood Ties - critique cannoiseAvec son casting cinq étoiles, Guillaume Canet reprend un film dans lequel il avait joué, dans une version américaine classique et codifiée. Comme si Canet voulait simplement imiter les polars américains des années 70. Tout ici, le scénario, les enjeux, l’image, les scènes d’action, rappellent ce cinéma-là.

C’est ce qui provoque parfois une certaine lassitude pour un film qu’on a l’impression d’avoir déjà vu dix fois. Pourtant, Canet arrive par moments à intensifier son intrigue et à nous intéresser vraiment au destin de ces deux frères.

Sur un scénario similaire, James Gray, ici co-scénariste, avait livré il y a quelques années le puissant La Nuit nous appartient. La mise en scène de Canet n’a pas l’ampleur de celle de son modèle, et Blood Ties est beaucoup moins dense et lumineux que ne l’était le film de Gray.

Pourtant, sans inventivité et sans génie, Guillaume Canet arrive à saisir peu à peu son spectateur, jusqu’à une scène finale très enthousiasmante. Un film finalement assez efficace pour nous prendre aux tripes lors de quelques séquences réussies.

Note : 5/10

Blood Ties
Un film de Guillaume Canet avec Clive Owen, Billy Crudup, Marion Cotillard, Zoe Saldana, Mila Kunis, James Caan et Matthias Schoenaerts
Thriller – USA, France – 2h22 – Sortie le 30 octobre 2013

Grigris

Sortie aujourd’hui du seul film africain de la compétition cannoise 2013. Mahamat Saleh Haroun avait déjà connu le succès sur la croisette il y a 3 ans avec le Prix du Jury pour le très beau Un homme qui crie. Malheureusement, en dépit du beau personnage-titre, Grigris raconte une histoire beaucoup moins forte, qui peine à vraiment nous convaincre.

Synopsis : Alors que sa jambe paralysée devrait l’exclure de tout, Grigris, 25 ans, se rêve en danseur. Un défi. Mais son rêve se brise lorsque son oncle tombe gravement malade…

Grigris - critique cannoiseGrigris pense que rien ne lui est impossible, malgré sa jambe malade. Il rêve d’être un danseur reconnu, une star, il rêve de Mimi, cette fille magnifique qui voudrait devenir mannequin, il rêve de pouvoir offrir à son oncle malade tout ce dont il a besoin.

Grigris aimerait être le fils prodigue. Alors, sans beaucoup parler, sans jamais se livrer, il fait ce qui est en son pouvoir sans se soucier des conséquences. La force du film de Mahamat Saleh Haroun, c’est ce personnage taciturne et ambitieux, cet homme naïf et inconscient qui imagine le monde plus beau et plus facile qu’il ne l’est.

Malheureusement, le récit est bien trop ordinaire pour vraiment nous surprendre ou nous donner des émotions. Le réalisateur tchadien semble avoir placé son beau personnage dans une histoire qui n’a que peu d’arguments pour bien le mettre en valeur. Dans cette banale intrigue d’activités illicites et de règlements de compte entre truands, Grigris poursuit simplement son rêve avec candeur.

Le jeu très approximatif d’Anaïs Monory finit de rendre le film légèrement bancal. Dommage car il y avait là un fort potentiel romanesque.

Note : 4/10

Grigris
Un film de Mahamat Saleh Haroun avec Soulémane Démé, Marius Yelolo et Anaïs Monory
Drame, Thriller – Tchad, France – 1h40 – Sortie le 28 août 2013

Borgman – critique cannoise

Suite du tour d’horizon du Festival de Cannes 2013 avec ce film néerlandais en compétition dans la sélection officielle. A mi-chemin entre le drame social et le film de zombie, Borgman désarçonne le spectateur pendant un premier tiers très convaincant. Ensuite, le récit se répète et s’égare, sans but et sans solution.

Synopsis : Camiel Borgman surgit dans les rues tranquilles d’une banlieue cossue, pour sonner à la porte d’une famille bourgeoise. Qui est-il ? Un rêve, un démon, ou l’incarnation de nos peurs?

Borgman - critique cannoiseLe début du film est prometteur. Pendant une petite heure, Borgman est énigmatique, drôle et gênant. L’image froide, l’incursion d’un être fantomatique dans le quotidien bien propre et bien réglé d’une famille bourgeoise, la violence à peine retenue, prête à surgir à tout moment, tous ces éléments rappellent Michael Haneke.

A la frontière entre le thriller psychologique et le film fantastique, Borgman explore les peurs de tout un chacun, et notamment de ceux qui possèdent beaucoup et qui ont tout à perdre. Le héros éponyme se moque des inquiétudes sécuritaires de ses victimes, il s’insinue peu à peu dans leur raison, leur apportant le petit frisson indispensable de l’imprévisible.

Quelques images sont très marquantes, on pense notamment à ce champ de corps humains qui semblent pousser au fond de la mer. Les attitudes deviennent mécaniques, les êtres sont peu à peu contaminés, les volontés individuelles effacées.

On attend alors des révélations essentielles, quant aux motivations de Borgman et de ses acolytes, quant au fonctionnement de leur communauté, quant à leur identité. Le thriller est mystérieux, le spectateur a hâte de mieux comprendre les événements qui lui sont présentés.

La déception n’en est que plus importante puisque l’intrigue ne va nulle part. De nombreux éléments étranges, qui piquaient notre curiosité, semblent finalement complètement vains. Qu’en est-il de ces chiens errants, de ces habitations sous la forêt, de ce spectacle dans le jardin? Tout reste inexpliqué, sans signification.

Malgré quelques moments franchement drôles et un début malsain plutôt fascinant, Borgman se perd en route, comme si Alex Van Warmerdam ne savait plus quoi faire de son récit. Le film laisse le goût amer d’une œuvre stérile et inaboutie.

Note : 4/10

Borgman
Un film d’Alex Van Warmerdam avec Jan Bijvoet, Hadewych Minis et Jeroen Perceval
Thriller, Fantastique – Pays-Bas – 1h53 – Sortie le 20 novembre 2013