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Her
Spike Jonze est un cinéaste à part. Entouré de Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson, tous deux excellents, il livre une nouvelle œuvre indispensable sur la solitude, la difficulté d’aimer et la douleur de ne plus aimer. Avec une douceur envoûtante, il nous raconte le monde de demain et la mélancolie de toujours. Un film d’une beauté bouleversante.
Synopsis : Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly, inconsolable suite à une rupture difficile, fait l’acquisition d’un programme informatique ultramoderne, ‘Samantha’, une voix féminine intelligente, intuitive et étonnamment drôle…
Il faut sans doute remonter à Eternal Sunshine of the spotless mind pour trouver au cinéma une romance d’une telle puissance et d’une telle fragilité, pour être touché jusqu’à l’âme par cette « folie socialement acceptée » qu’on appelle l’amour.
Dans un univers de science-fiction d’une beauté calme et classe, dessiné tout en couleurs et en discrétion, Spike Jonze sonde à la fois notre temps et l’intimité d’un homme. Il s’agit aussi bien d’interroger l’évolution d’une société de plus en plus virtuelle, où les relations se dématérialisent, que d’explorer une fois encore ce sentiment terrible et universel, si cher au cinéaste, qu’est la solitude.
Certes notre époque donne une nouvelle résonance à ce mot. Mais le mal-être est existentiel. Pour s’en défaire, Craig, le marionnettiste de Dans la peau de John Malkovich, parvenait à pénétrer l’âme d’un autre être humain. Charlie Kaufman, scénariste et héros d’Adaptation, se munissait lui aussi d’un double, un frère jumeau cool et hypersociable qui l’aidait à mettre du désordre dans sa vie et dans son film. Quant à Max, l’enfant solitaire de Max et les maximonstres, seuls ses amis imaginaires et déjantés pouvaient le sauver de l’horreur d’être seul.
Theodore souffre lui aussi, après une séparation difficile. Comme les autres héros du réalisateur, il est prisonnier de son malheur, incapable de communiquer, de rencontrer l’autre. Il attend tant d’être sauvé qu’il se fane peu à peu. Jusqu’à sa rencontre avec Samantha, un programme informatique intelligent.
Spike Jonze explore une nouvelle fois ce qui fait la complexité de l’intelligence humaine et de l’individualité. Tous ses films sont un voyage dans l’inconscient d’un homme, confronté à d’autres consciences comme autant de miroirs. Alors, qu’est-ce qui définit un individu, une personne? Qu’est-ce qui fait d’un sentiment qu’il est réel? Qu’est-ce qui fait d’un être qu’il existe? Qu’est-ce qui fait d’une pensée qu’elle est unique?
Dans la prestigieuse lignée de 2001, L’Odyssée de l’espace, de Blade Runner et de A.I. Intelligence Artificielle, Her trouve une place singulière, entre l’histoire d’amour impossible et le drame psychologique, voire schizophrène. Car entre la solitude et la schizophrénie, entre le besoin de ne pas être seul et celui d’être deux, il n’y a que la duplication de soi, cet acte quotidien que nous faisons tous quand nous nous parlons à nous-mêmes, quand nous nous répondons, quand nous nous motivons. Quand nous nous imaginons les réactions d’un autre qui n’existe que dans notre tête. C’est vers cette schizophrénie de la solitude que se tourne tout le cinéma de Spike Jonze. Comment communiquer avec quelqu’un qui n’est pas soi? Comment aimer? Comment être deux et se comprendre, comment être deux et faire partie d’une même réalité, unique et indivisible?
Entre soi et l’être aimé, il y a toujours un espace, un décalage qu’on se frustre à vouloir combler. Jusqu’à ce que la relation se finisse, jusqu’à ce qu’on soit à nouveau seul. Theodore Twombly en est là au début du film, inconsolable d’avoir perdu cette magnifique intimité qui le reliait à un autre être.
C’est par une mise en scène d’une formidable douceur que le réalisateur nous fait partager la mélancolie de Theodore. Les plans se succèdent dans un silence d’une extrême délicatesse, parfois accompagné de la fragile musique d’Arcade Fire. La chanson de Karen O est tout aussi légère et vulnérable, comme une histoire d’amour qui s’estompe. Les flashbacks nous arrivent feutrés et lumineux, comme les réminiscences d’une réalité cristalline et disparue.
Spike Jonze filme la cristallisation amoureuse comme une caresse. Son film évoque un pétale de rose qui tombe doucement du ciel, porté par le vent délicat et par l’air invisible. Le scénariste Charlie Kaufman apportait aux premiers films du cinéaste un désordre tourmenté, une surexcitation angoissée proche de celle de Woody Allen. Dans Her, Spike Jonze est le seul auteur de son histoire. Au chaos de Kaufman succède le calme et la mélancolie. Her est un film de tristesses et de lumières, un film de folie et de résignation, un film que le temps qui passe marque de son empreinte indélébile.
Dans le futur de Her, il n’y a aucune voiture. Les hommes discutent silencieusement avec leur oreillette. Chaque passant croisé semble isolé, pourtant il est en train de téléphoner, de lire ses mails, de refaire le monde ou de tomber amoureux. Il ne reste plus que des intériorités, des individus qui vivent chacun dans leur monde. Le film fait le pari de l’intimité. Nous sommes collés à Theodore Twombly, à ses silences, à ses doutes et à ses espoirs. Her présente un futur crédible, à la fois fascinant et inquiétant, pour notre société de l’hypercommunication et de l’hypersolitude.
L’imitation est si sophistiquée qu’elle dépasse le vrai, comme ces lettres écrites à la main dont Theodore dicte pourtant les mots à un ordinateur. Impossible de dire si nous avons affaire à une utopie ou à une dystopie. Spike Jonze ne se prononce pas, les enjeux de son histoire prennent place dans le monde de demain mais ils sont éternels.
Le nom du héros, Twombly, fait immanquablement penser au peintre américain éponyme, dont de nombreuses œuvres, ni vraiment figuratives, ni vraiment abstraites, évoquent des gribouillis colorés envahissant la toile blanche.
Samantha n’est ni vraiment figurative, ni vraiment concrète. Et peu à peu au cours du film, la toile de sa personnalité se remplit, se colore, s’enrichit au contact de Theodore, en même temps spectateur et peintre, destinataire et créateur de l’œuvre la plus fabuleuse qui soit : une conscience.
Her, c’est donc aussi le fantasme de la femme idéale. Theodore est si heureux d’avoir enfin rencontré une femme si curieuse, si vivante, si enthousiaste du monde. Tant pis si elle n’existe peut-être pas. Après tout, un fantasme peut-il rester un fantasme s’il prend corps? Mais peu à peu, la femme idéale s’échappe. La création échappe à l’artiste. La machine échappe à l’homme. Spike Jonze explore les limites intellectuelles de l’être humain, et ce qui peut exister au-delà de notre espèce, pour une intelligence qui nous serait supérieure.
Après tout, si l’homme est si frustré, n’est-ce pas qu’il se sent si limité, incapable de discuter avec plusieurs personnes à la fois, incapable d’aimer toutes les personnes qu’il pourrait aimer, incapable de mieux comprendre sa place dans l’univers? Existe-t-il un autre monde, sans matière, sans sensation, où tout serait de plus en plus virtuel, de plus en plus rapide, de plus en plus évolutif, de plus en plus global? Et s’il existe, est-il souhaitable? N’est-ce pas l’idéal de l’homme du XXIème siècle, qui se dédouble autant de fois qu’il se crée un profil, un avatar, une adresse mail ou internet?
C’est là que le film, de déchirant, devient absolument fascinant. Et retombe miraculeusement sur des enjeux beaucoup plus simples et évidents. Tout ceci n’est peut-être pas une histoire d’amour qui nait et qui évolue. Mais une histoire d’amour qui meurt peu à peu. Her, est-ce Samantha, ou bien plutôt Catherine, celle que Theodore aimait et qui l’a quitté?
Spike Jonze nous raconte le deuil impossible d’une histoire d’amour. Nous avons partagés notre vie, et nous ne serions plus que des inconnus? Il n’y a rien de plus malheureux que de ne plus aimer. Le cinéaste nous confie que l’être qu’on a aimé est aimé à jamais, à jamais un bout de nous. Il ne peut en être autrement. C’est à la fois terriblement douloureux, terriblement triste, et terriblement nécessaire. Il fallait bien un chef d’œuvre pour raconter toutes ces choses si simples et si complexes. On sort du film déboussolés, bouleversés, et profondément seuls.
Note : 10/10
Her
Un film de Spike Jonze avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams et Rooney Mara
Science-fiction, Romance – USA – 2h06 – Sorti le 19 mars 2014
Oscar 2014 et Golden Globe 2014 du meilleur scénario original
Man of Steel
Entre la complexité répétitive et un peu indigeste de Sucker Punch, et la simplicité un peu bêta de Man of Steel, Zack Snyder n’arrive pas à retrouver le niveau esthétique et scénaristique stratosphérique de Watchmen. Cette version de Superman nous intéresse une petite heure, puis on finit par se lasser, tant tout cela manque de piment et de relief, avec ou sans la 3D.
Synopsis : Un petit garçon découvre qu’il possède des pouvoirs surnaturels et qu’il n’est pas né sur Terre. Il devra s’engager dans un périple afin de comprendre ses origines.
Certes, ici tout est mieux que dans le Superman Returns de Bryan Singer. Le méchant est moins ridicule (et ses motivations sont un peu plus intéressantes), le personnage de Lois est un peu plus travaillé (et plus séduisant), les enjeux sont un peu plus étoffés.
Mais le mythe de Superman est bien lisse et il semble décidément compliqué d’en faire émerger des films vraiment intéressants. Même la folie visuelle de Zack Snyder et les dilemmes éthiques et politiques chers à Christopher Nolan semblent avoir été standardisés, passés à la lessiveuse hollywoodienne.
Et pourtant le film commençait plutôt bien : le début sur Krypton offre quelques belles images et des combats épiques qu’on imagine être cruciaux pour l’avenir de toute une espèce. Mais une fois sur Terre, les images d’Épinal de la famille aimante, du bon fermier du Kansas, de la mère tendre et compréhensive donnent la direction que suivra dorénavant le film : celle d’un classicisme ennuyeux et fatigant à la longue.
Construit d’un seul bloc, Superman n’a rien en lui de sombre ou d’ambigu. Jamais il n’est exposé au moindre dilemme, ses choix et ses réactions sont toujours évidents, obéissant au petit livre de conduite du scout hyperpuissant.
Pourtant, grâce à une mise en scène solennelle, Zack Snyder arrive à nous faire croire à chaque instant que le destin d’un individu exceptionnel, et avec lui celui de l’humanité, est en train de se jouer. Malheureusement, la dernière heure du film, entre combats interminables et bons sentiments un peu agressifs, rompt le léger charme monolithique que le film avait su créer.
Tous devient simple à l’extrême, les êtres humains tous gentils au fond d’eux-mêmes, l’action ayant beau faire 10 fois le tour de la Terre et survoler des satellites, elle reviendra toujours se résoudre à New York, là où Lois n’aura qu’à courir 5 minutes pour assister, aux premières loges, au dénouement de l’intrigue. Et quand Kal-El crie de douleur, le spectateur est presque surpris, tant le scénario avait oublié de nous montrer qu’il n’avait pas forcément tout intérêt à zigouiller les méchants. On s’attendait plutôt à une grande danse de la joie, où à une pompeuse remise de médailles comme les américains les affectionnent tant. Et un grand bravo aux héros!
Ce qu’on reprochera le plus à Man of Steel, ce n’est peut-être pas sa naïveté (après tout, pendant 1h15, on suivait le film sans déplaisir), mais l’ennui qui s’installe quand il cède aux sirènes du pur blockbuster d’action, sans rien proposer de nouveau ou d’intrigant. Du pur calibrage vidé de toute substance, façon Avengers.
Note : 3/10
Man of Steel
Un film de Zack Snyder avec Henry Cavill, Amy Adams, Michael Shannon, Diane Lane, Russell Crowe, Antje Traue et Kevin Costner
Fantastique – USA, Canada, Royaume-Uni – 2h20 – Sorti le 19 juin 2013
The Master
Après s’être attaqué aux fondements de l’idéal américain dans There will be blood, Paul Thomas Anderson continue son entreprise de destruction des mythes fondateurs dans un film énorme et monstrueux. The Master ne se donne pas, le spectateur lutte avec les images plus de deux heures durant, essayant, comme le réalisateur, comme le « Master » lui-même, de trouver un sens à tout « ça ».
Synopsis : Quand Freddie, un vétéran de retour au pays, rencontre Lancaster Dodd, «le Maître», charismatique meneur d’un mouvement nommé la Cause, il tombe rapidement sous sa coupe…
The Master est un défi. Un puzzle fascinant et désagréable, une oeuvre terriblement imposante, presque trop pour qu’on arrive à bien l’interroger. Un film taillé pour être un monument, et tant pis si le spectateur reste un peu vide devant tant de maîtrise.
The Master a le goût et l’odeur d’un chef d’oeuvre. Il ne manquerait que la conviction.
En parlant d’En attendant Godot, Samuel Beckett écrivait : « Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. […] Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible. » Et effectivement dans The Master, tout ce qui peut être montré semble l’être, et tant pis pour le sens global. Le spectateur, perdu, interdit, a pourtant l’impression que le destin de l’humanité s’est joué. Et on ne pourrait pas aller plus loin?
D’abord, The Master est un film plutôt simple qui manipule des grands sujets classiques du cinéma américain. Et en premier lieu le vétéran, cet être inadapté qui rentre chez lui après la guerre et qui doit retrouver sa place dans la société. On pense à Taxi Driver, à Rambo et autres Brothers et on sait que ce qui attend Freddie est loin d’être simple.
Ensuite, le film s’intéresse de près à la relation maître-disciple. Là encore, on est en terrain bien connu.
Mais chez Paul Thomas Anderson, les personnages sont toujours sur le fil du rasoir, accrochés à cette mince frontière qui délimite l’attitude normale et raisonnable de l’extravagance, voire de l’insanité. Pour le maître comme pour le disciple, la folie guette.
Comme dans Punch-Drunk Love, comme dans There will be blood, l’homme est un être fragile, en lui se multiplient les fêlures comme autant d’abîmes prêts à s’ouvrir. Les héros d’Anderson sont comme tous les êtres humains, déséquilibrés, facilement déréglables. La superbe musique de Jonny Greenwood souligne, comme dans There will be blood, le danger qui rôde. A tout instant, Freddie et Lancaster peuvent vaciller. Freddie occupe le rôle du fou de service, ses excès ne sont pas surprenants. Mais Lancaster, The Master, est tout aussi incontrôlable. Très souvent dans le film, ses nerfs prennent le dessus, brouillant son statut de guide spirituel tout autant que la relation maître-élève.
C’est que dans sa seconde moitié, The Master fuit les chemins balisés et ouvre de nombreuses portes. Dans le monde de « La Cause », tout n’est pas si docile. En quelques scènes effrayantes, la femme du gourou prend une dimension que nous n’avions pas pu imaginer. Plus que simple adepte, Peggy est le cerveau derrière le cerveau, une femme froide et dominatrice qui trouve en Lancaster non pas un élève, mais bien une âme soeur, un être qui la complète, qui lui obéit tout autant qu’il décide. Et puis il y a les enfants, plus déviants qu’il n’y parait. Il y a l’entourage, presque intégralement hostile à Lancaster. Tout le monde remet en cause The Master, et pourtant tout le monde l’écoute.
C’est aussi dans ce moule qu’entre Freddie. Jamais dupe des extravagances de son maître, il se laisse faire, aussi fasciné que dépendant d’un être qui donne sens à sa vie, qui l’accepte comme il est, et tant pis si cet être invente à mesure qu’il parle. L’esprit brouillon de Lancaster trouve dans ses adeptes des raisons de les dominer. Quelque chose d’incompréhensible se passe : La Cause, pourtant peu convaincante, s’agrandit, s’installe dans des murs prestigieux. Freddie et Lancaster sont furieux dès qu’une remise en question se fait jour. Tant pis s’ils ne sont pas convaincus eux-mêmes. En luttant violemment contre les doutes des autres, ils se comportent comme s’ils croyaient sans mesure, et là semble être l’essentiel.
Une épouse inquiétante, une famille perverse, des adeptes sceptiques. La seconde moitié du film détruit toutes les certitudes. L’unique quête de Freddie, cet amour préservé de tout et d’abord de la sauvagerie du monde, n’aboutit pas. Alors que reste-t-il? Deux êtres perdus, l’un seul et l’autre démesurément entouré. Lancaster entraîne toute une communauté dans ses errances. Etre égaré avec les autres, ce n’est plus être égaré, c’est être un homme. Dans ce schéma-là, « s’améliorer », comme le dit Peggy, c’est adopter le dogme. C’est obéir au maître.
Peut-on n’obéir à aucun maître? C’est la question que Philip Seymour Hoffman, dans l’un de ses plus beaux rôles, propose à Joaquin Phoenix, très convaincant. C’est la question que pose Paul Thomas Anderson à son spectateur, la lui laissant comme seul indice pour dénouer le casse-tête qu’il lui propose.
Entre ellipses et détours narratifs, The Master ouvre de nombreuses pistes et fait mine de les abandonner en route. Il y aurait tant à développer, tant à approfondir, il semblerait que le film ait été laissé en chantier. Comme s’il manquait la moitié des rushes qui permettrait de donner sens au tout. S’il y a un sujet développé à l’envie, c’est la relation entre un maître autoproclamé et un disciple consentant, une relation passionnelle, spirituelle, souvent inversée. Qui juge qui? Qui a besoin de qui? Qui admire qui? Lancaster est persuadé que les deux êtres sont liés. Et en effet, par quel mystère ces deux hommes s’attachent-ils à ce point, par quel désir le maître de La Cause s’entiche-t-il de ce Monsieur Personne tombé du ciel? Le film ne justifie rien, il montre comme un état de fait des liens inexplicables, des réactions déraisonnables.
Si la main d’une jeune fille s’aventure sur la cuisse de Freddie, cela porte-t-il à conséquence, ou n’est-ce encore qu’un élément parmi tant d’autres, une nouvelle pièce du puzzle, un geste potentiellement sans signification? Tout ici constitue le portrait insatisfaisant de la vie telle qu’elle est : en dépit d’une cohérence globale, la majeure partie de ce qui s’y passe semble échapper au plan d’ensemble. Ni Dieu, ni Maître. Car personne n’a le contrôle total, ni Lancaster, ni le spectateur, ni même Paul Thomas Anderson : tout démiurge laisse échapper un souffle.
Ce souffle, c’est justement Freddie, un être finalement irréductible. Sans nul doute c’est cela qui attirait Lancaster : Freddie est un miroir déformant, son lui solitaire. Alors, après avoir sapé les fondements des USA, de la liberté d’entreprendre et de la réussite individuelle dans There will be blood, Paul Thomas Anderson approfondit son questionnement sur les mythes de la liberté et de l’individu. Existe-t-il un endroit où l’homme peut n’obéir à aucun maître? En somme, existe-t-il un lieu de liberté, un lieu sans chaîne et sans maître-à-penser?
Pour Freddie, il n’y a qu’un choix possible : être l’élève ou être le maître. Ne pas être seul, c’est adhérer à une communauté, avec ses lois, ses conventions, ses convictions. La quête de Freddie est celle de millions d’américains après la Guerre, celle de millions d’américains aujourd’hui, celle de milliards d’êtres humains hier, aujourd’hui et demain. Trouver sa place, c’est accepter un maître. Car finalement, nés dans une époque donnée, dans un endroit donné, entourés de gens bien précis, élevés dans certaines conditions et inadaptés à la solitude, avons-nous vraiment le choix? Décidons-nous vraiment de vivre dans la société qui nous est donnée et d’y trouver un sens? Pouvons-nous décider ne nous isoler et de n’obéir qu’à nous-mêmes? Les décisions qu’il nous reste ne sont-elles pas déjà vidées de l’essentiel?
Alors, The Master aurait bien un sens, une logique irrégulière qui se dérobe pour mieux nous faire ressentir que tout ceci est un cirque, tout, la guerre, l’amour, l’amitié, la société, la Cause. La vie serait une fuite en avant vers des idéaux qui n’existent pas. Tout système de pensée se réduit finalement à ses contradictions. Il n’y a pas de trajectoire linéaire, pas d’objectif décelable, pas de finalité définie ou de moralité établie dans la dernière oeuvre de Paul Thomas Anderson.
The Master est un film qui confronte deux manières d’être seul et mal dans son monde. Un film qui remet en cause les piliers les plus fondamentaux de la vie en communauté et des idéaux occidentaux, et avant tout américains. On aimerait croire à la liberté, à l’épanouissement individuel. On aimerait s’accrocher aux mythes, caresser des chimères comme Freddie sur le sable, observant tendrement la femme de ses rêves. Mais le sable s’éparpille, ce qu’on croit avoir créé s’échappe de nos doigts. Et au bout du compte, il y a de fortes chances pour que l’on ne soit maîtres de rien.
Note : 8/10
The Master
Un film de Paul Thomas Anderson avec Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman et Amy Adams
Drame – USA – 2h17 – Sorti le 9 janvier 2013
Lion d’argent de la mise en scène et Coupe Volpi du meilleur acteur (pour Joaquin Phoenix et Philip Seymour Hoffman) au Festival de Venise 2012
Fighter
Les films « adaptés d’une histoire vraie » sont souvent consensuels et calibrés, d’autant plus quand ils récupèrent 7 nominations aux Oscars. Au contraire, Fighter distille une ambiance malsaine, les personnages sont grandioses, Christian Bale livre une performance exceptionnelle pour l’un de ses plus beaux rôles. Fighter est un uppercut envoyé à la face du spectateur.
Synopsis : Micky Ward est un jeune boxeur paumé. Sa rencontre avec Charlène va l’aider à s’affranchir de l’influence de sa famille et de son frère, ancienne star tombée dans la drogue.
Après I love Huckabees, David O. Russell passait pour mort. Il revient là où on ne l’attendait pas du tout, proposant quelque chose à l’exact opposé de son dernier film. D’où vient alors que Fighter est une réussite si saisissante? Est-ce la présence au générique de Darren Aronofsky, ici producteur délégué, qui transforme en or tout ce qu’il touche?
Toujours est-il que Fighter pourrait faire penser, et pas seulement par son titre, à The Wrestler, d’Aronofsky justement. L’approche documentaire, la misère du quotidien opposée à la majesté du ring, et cette mise en scène âpre, cette musique stridente qui donnent l’impression à tout moment que l’histoire va dérailler. On reconnaît forcément la marque du réalisateur de The Wrestler, d’autant plus qu’il n’est pas non plus étranger au thème de la drogue. Comme chez Aronofsky, La situation semble désespérée, le drame sourd attend son heure, on est au bord de l’explosion.
Fighter avance habilement jusqu’à ce point culminant, il tire sur la corde encore et encore et fait monter la tension très haut. La différence essentielle est ici. Chez Aronofsky réalisateur, jamais on ne recule. A la fin tout se casse, le film vacille, les personnages explosent, que ce soit dans Requiem for a dream, dans Black Swan, ou évidemment dans The Wrestler. Pas de rédemption possible chez Aronofsky.
Fighter se démarque clairement à ce moment-là. Le climax du film, excessivement fort, est la marche solitaire de Dicky dans les rues de Lowell, portant à la main le gâteau qui devait fêter son retour. Le style du film, naturaliste et rêche, l’ambiance misérable digne de Ken Loach, laissent présager le pire. On est devant des hommes maudits, coincés dans leur condition misérable. Le salut est là, si proche, mais le destin ne veut pas libérer ses proies.
C’est ici que Fighter surprend. Il ose un volte-face parfaitement inattendu et s’acharne à démontrer que l’impossible est possible. Les derniers moments du film sont pure jouissance. Les combats, très réalistes, prennent au corps. Tête-Corps-Tête-Corps. La technique est gagnante. Le spectateur est pris dans les cordes, ému et assommé.
Christian Bale, énorme, campe un personnage de cinéma immense, d’une densité extraordinaire, qui rappelle sans pâlir le Travis de Taxi Driver. Ses yeux fous nous poursuivent et Dicky, raté magnifique, grand frère égoïste et aveugle mais aussi grand frère aimant et lucide, sort victorieux de toutes ses contradictions. Fighter comporte certaines des scènes les plus glauques filmées ces dernières années, notamment quand la caméra s’attarde sur la famille de Micky. David O. Russell frôle presque le film d’épouvante lorsque les femelles de la tribu, inquiétantes créatures, se tiennent immobiles comme une masse dangereuse, vaguement hostile. Et pourtant, dans ce Lowell de drame social horrifique, la lumière apparaît d’un coup, une émotion aveuglante nous étreint.
Fighter est un film qui prend aux tripes. Il nous conduit dans les tréfonds de la misère et quand nous y sommes enfermés pour de bon, il nous libère. La plus belle réussite du film, c’est de rendre palpable le miracle. On avance sur un fil très léger, à chaque instant on craint l’explosion et on est surpris que la situation ne dégénère pas totalement. Le film était au bord de la rupture et il a tenu bon, contre toute attente il s’est métamorphosé en épopée héroïque. Renversant.
Note : 8/10
Fighter (Titre original : The Fighter)
Un film de David O. Russell avec Mark Wahlberg, Christian Bale, Amy Adams, Melissa Leo
Drame – USA – 1h53 – Sorti le 9 mars 2011
Oscars 2011 du meilleur acteur dans un second rôle et de la meilleure actrice dans un second rôle pour Christian Bale et Melissa Leo, Golden Globe 2011 du meilleur acteur dans un second rôle pour Christian Bale