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Happiness Therapy
Nomination à l’Oscar pour Winter’s Bone, succès populaire pour Hunger Games et maintenant l’Oscar : la carrière de Jennifer Lawrence est fulgurante. Entre Les Rois du désert, I love Huckabees et Fighter, David O. Russell est un cinéaste irrégulier et difficile à saisir. Son dernier film est une romance fraîche qui tombe malheureusement peu à peu dans les clichés du genre.
Synopsis : Pat était interné suite à une rupture douloureuse. A sa sortie, il rencontre Tiffany, une étrange et jolie jeune femme qui veut bien l’aider à reconquérir sa femme s’il l’aide lui aussi…
Après l’excellent Fighter, David O. Russell revient à un sujet plus léger et s’intéresse à des personnages excentriques et paumés, rappelant en cela son I love Huckabees, film qui était à la fois ambitieux, original, déséquilibré et bien raté.
Happiness Therapy est un peu moins ambitieux, un peu moins original, un peu moins déséquilibré et bien moins raté. Le film reste un peu bancal mais le scénario est assez tenu, resserré autour de la romance entre Jennifer Lawrence et Bradley Cooper pour que cette instabilité permette à la vie de foisonner sans que cela ne nuise à la cohérence de l’ensemble. Mieux, les fragilités de l’histoire rappellent celles des personnages et font de Happiness Therapy une comédie pertinente sur les folies et obsessions qui se cachent en chaque homme et qui donnent sa saveur à l’existence.
Si Pat et Tiffany ont besoin d’une thérapie, ce serait aussi le cas de tous les membres de la famille de Pat, de son couple d’amis, même de son psychologue. Ce serait aussi le cas de chacun de nous. Pat et Tiffany ne sont pas fous, il ont des personnalités expressives, un peu démesurées. Loin des comportements formatés que la société attend de chacun, ils vivent leurs émotions et leurs blessures sans carapace et sans protection. Ils sont à la fois plus vulnérables et plus réceptifs. Plus malheureux quand ils sont tristes, et beaucoup plus heureux quand ils arrivent à apprivoiser un petit bout du monde.
Dommage alors que le film finisse par rentrer dans le rang, par replonger tête la première dans les figures imposées de la romance et de la comédie familiale. Derrière l’extravagance du récit initial se cachait la banalité de bons sentiments convenus. La folie amoureuse n’est en fait qu’un mensonge. Pat confond l’inconscience romantique avec une vulgaire trahison.
La romance était en fait une manipulation et personne ne s’en indigne. Dans Happiness Therapy, le seul but recherché est le bonheur, quitte à se débarrasser des livres mélancoliques, quitte à jeter la poésie par la fenêtre, quitte à occulter la vérité. Être heureux à tout prix. Dommage que le film aboutisse à un bonheur factice et stéréotypé.
Note : 4/10
Happiness Therapy (titre original : Silver Linings Playbook)
Un film de David O. Russell avec Bradley Cooper, Jennifer Lawrence, Robert De Niro, Jacki Weaver et Chris Tucker
Romance, Comédie dramatique – USA – 2h02 – Sorti le 30 janvier 2013
Oscar 2013 de la meilleure actrice (Jennifer Lawrence), Bafta 2013 du meilleur scénario adapté
Lincoln
Oscar, Golden Globe et Bafta du meilleur acteur. Derrière l’interprétation convaincante de Daniel Day-Lewis, il y a le portrait admiratif et pourtant nuancé d’un homme et d’une légende. Spielberg livre un grand film classique qui donne le sentiment solennel de l’Histoire en marche. Et pose des questions essentielles et complexes, profondément actuelles, sur la démocratie.
Synopsis : Les derniers mois tumultueux du mandat du 16e Président des États-Unis, qui met tout en œuvre pour mettre fin à la Guerre de Sécession, unifier le pays et abolir l’esclavage.
Lincoln est à la fois le portrait d’un homme et d’une icône, le récit d’un combat politique digne d’une épopée et l’analyse minutieuse des mécanismes de la démocratie, de ses formidables possibilités et de ses inquiétantes limites.
Pour dépeindre tout cela, un homme, une page d’histoire et un système politique, pour se placer à la fois sur ces trois niveaux que sont l’intime, le contexte et l’universel, Steven Spielberg utilise ses formidables talents de conteur classique. Sa réalisation majestueuse est l’écrin grandiose à l’intérieur duquel se développent ces sujets essentiels.
Sans s’accorder le moindre recul sur les événements, sans céder aux facilités du second degré ou d’un jugement a posteriori, le réalisateur épouse son propos sans hésiter à montrer toute son admiration pour l’homme, pour la légende et pour l’Histoire. La musique de John Williams, la caméra déférente, l’important espace laissé aux dialogues et aux récits du seizième Président des USA, tout participe à la solennité de l’œuvre. Spielberg filme un mythe et l’assume pleinement. Il raconte un moment charnière de l’Histoire de l’humanité, il analyse un système auquel il croit absolument, son ambition n’est pas d’être iconoclaste mais plutôt de célébrer Lincoln, la fin de l’esclavage et la démocratie. Le classicisme de la mise en scène permet de donner au propos toute l’ampleur et la sincérité voulues.
La formidable réussite de Spielberg est de ne rien sacrifier de cette grandiloquence et de ne pourtant rien cacher des failles de l’homme, de l’Histoire et de l’idéal politique. La force du cinéaste américain, c’est de trouver la voie délicate entre légende et vérité, sans jamais sacrifier l’une à l’autre. Déjà dans La Liste de Schindler ou Munich, Spielberg arrivait à raconter des actes extraordinaires sans tomber dans le spectaculaire mensonger ou simplificateur. Ici encore, l’élan historique emporte le film vers des sommets lyriques tandis que la réalité de chaque instant, de chaque personnage, de chaque situation le retient bien accroché à 1865 et aux dilemmes bien précis de cette époque. Abraham Lincoln est à la fois le mythe et l’homme, le combat pour le XIIIème amendement est à la fois un jalon historique et une bataille parlementaire à moitié truquée, la démocratie est à la fois le système par lequel les hommes deviennent libres et égaux et celui pour lequel il faut toujours faire des calculs, des compromis, des semi-mensonges, restant constamment à la merci des joutes verbales et des retournements d’opinion. Le système par lequel on fait souvent progresser le peuple contre l’avis majoritaire du peuple.
C’est sans doute dans la description de ces mécanismes politiques que le film est le plus impressionnant. Loin d’être un biopic classique, le dernier Spielberg est une étude subtile et passionnante des difficultés et des contradictions de la démocratie. Lincoln ne se concentre que sur les derniers mois de vie de l’homme dont il est sensé raconter l’histoire, et sur les derniers mois de la Guerre de Sécession. Il s’agit donc avant tout de raconter une bataille politique, le dilemme d’un président confronté à des choix vertigineux entre d’une part la fin de l’esclavage et d’autre part la possibilité d’armistice et de réunification des Etats-Unis disloqués. Le personnage de Thaddeus Stevens, joué par un Tommy Lee Jones marquant, nous intéresse particulièrement. Extrémiste pour son temps, Stevens doit favoriser un progrès plus lent qu’il ne le voudrait s’il ne veut pas que celui-ci ne se dérobe carrément. Ici, les idéaux sont essentiels mais il ne faut pas négliger ce que la realpolitik peut leur apporter.
Renier certaines de ses convictions pour permettre à d’autres d’exister politiquement, faire preuve d’astuce pour ne pas dire la vérité sans être obligé de mentir, acheter des députés sans vraiment les acheter, détourner une loi pour en appliquer une autre qui parait essentielle (et pour ce faire reconnaitre à la fois qu’on est en guerre contre un pays étranger et que ce pays étranger est en fait une partie du territoire), les moyens pour arriver à ses fins politiques flirtent constamment avec les limites de l’éthique. Les opposants de Lincoln le considèrent comme un dictateur et le film révèle qu’ils n’ont pas tout à fait tort. Proche d’une vision platonicienne dans laquelle le système idéal serait une monarchie dirigée par un sage, Lincoln voudrait utiliser la démocratie pour lui imposer ses vues et ainsi garantir… les principes fondamentaux de la démocratie elle-même. Ici il s’agit souvent de trahir un système de pensée pour mieux le soutenir. John Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln, criera en s’enfuyant : « Ainsi en est-il toujours des tyrans ! ». La liberté et la justice sont des notions que la politique met à mal. On peut souvent avoir raison, et tort aux yeux de la majorité.
Lincoln joue avec les différents moyens qu’il a à sa disposition pour arriver à ses fins : créer le monde de demain. La fin ne justifie pas les moyens. Ceux qu’utilisent Lincoln sont-ils acceptables? Spielberg a son opinion là-dessus mais il laisse chaque spectateur avec la complexité inouïe des dilemmes politiques qui se posent. A la fin, il reste pour chaque homme des actes et des conséquences. Lincoln, loin d’être un chevalier blanc, peut mourir tranquille et être jugé sur ses actes (objectifs et moyens pour y arriver) et sur leurs conséquences sans avoir à rougir. Pourtant, le sens du progrès semble dépendre de la subtilité, du courage, du charisme, de la détermination et des convictions des leaders plutôt que d’un système politique qui le garantirait. Lincoln est un film qui interroge nos idéaux politiques avec une acuité et une modernité ahurissantes.
Certes les autres dimensions de cette épopée n’atteignent pas ce degré de profondeur. Mais elles permettent au film de ne pas se résumer à un simple essai politique indigeste. Les batailles parlementaires sont des grands moments de cinéma solennel. Spielberg sait distiller le suspense, caractériser ses multiples personnages, arracher un sourire au moment même où le combat devenait irrespirable. La tension est terrible et le récit de cette bataille entre XIIIème amendement et fin de la guerre fait du film un thriller politique tout à fait prenant.
Il reste Lincoln l’homme, la partie intime du drame, le lieu que Spielberg réserve à l’émotion. Fidèle à ses obsessions, le réalisateur d’E.T. et de La Guerre des mondes nous parle des liens filiaux, des difficultés d’un père avec ses fils, des psychoses d’une famille traumatisée par la perte d’un enfant. Les scènes de couple sont un peu déconnectées du reste du film et assez convenues mais elles sont plutôt réussies et nuancent le portrait de Lincoln. Au-delà de la lutte politique, il y a une colère sourde, une culpabilité dévorante, une dureté tragique. Lincoln porte une carapace, il est souvent perdu en lui-même, victime du lot qui guette la plupart des hommes de sa stature : l’égoïsme et la solitude.
A ce titre, Spielberg semble sans cesse regarder Lincoln avec des yeux de grand enfant admiratif. Le Président se donne en spectacle, il raconte des histoires édifiantes, il est toujours impressionnant. La caméra met Lincoln en valeur, elle le détache du reste du cadre, elle le distingue, lui laissant surplomber les scènes et les différents lieux qu’il traverse. Et ce faisant, la caméra l’isole. Du début à la fin, Lincoln est seul, en lutte contre ses ennemis confédérés, contre ses ennemis démocrates de l’Union, contre ses alliés républicains, contre les membres de sa famille, contre le temps qui passe trop vite. Dans l’un des derniers plans du film, Spielberg filme solennellement le départ du Président pour le théâtre. Une légende sort de chez elle, et bientôt de l’Histoire. C’est dans un autre théâtre qu’on apprend le drame. Le rideau tombe, fin de l’histoire, fin d’une solitude. Le film passe subtilement à côté du dernier combat armé de la guerre et à côté de l’assassinat du Président. La caméra ne nous montre que ce qui reste, des corps sans vie.
Comme s’il s’agissait de nous dire que l’Histoire est en marche et que l’homme-Président n’en fait déjà plus partie. Le film peut se terminer, les grandes questions qu’il nous propose (le statut des noirs américains, les rapports entre noirs et blancs, le sens de la démocratie) vont encore hanter le monde pour des décennies et des siècles.
Note : 8/10
Lincoln
Un film de Steven Spielberg avec Daniel Day-Lewis, Sally Field, David Strathairn, Joseph Gordon-Levitt, James Spader, Hal Holbrook, Tommy Lee Jones, John Hawkes et Jackie Earle Haley
Drame, Biopic – USA – 2h29 – Sorti le 30 janvier 2013
Oscar 2013, Golden Globe 2013, Bafta 2013 du meilleur acteur pour Daniel Day-Lewis
Zero Dark Thirty
Après son triomphe aux Oscars pour Démineurs, Kathryn Bigelow continue d’examiner l’engagement de son pays contre le terrorisme islamiste. Cette fois-ci, il s’agit de raconter la traque de Ben Laden. Une fiction-reportage qui se veut le témoignage objectif de cette chasse à l’homme. C’est cette neutralité qui rend le film captivant et problématique.
Synopsis : L’histoire de Maya, une jeune officier du Renseignement américain qui, de 2003 à 2011, se consacre exclusivement à la traque de Ben Laden, leader d’Al-Qaida.
On admire la capacité du cinéma américain à faire des films sur son histoire ultra-récente. Quand en France il faut souvent plusieurs décennies pour revenir sur tel ou tel fait historique, Hollywood a déjà livré pléthore de films sur le 11 septembre et sur la décennie qui suivit cette date fatidique.
Zero Dark Thirty n’est pas le moins impressionnant de ces films, et nul doute qu’il marquera durablement la représentation cinématographique de la lutte contre le terrorisme engagée par les Etats-Unis après 2001.
Kathryn Bigelow nous avait déjà agréablement surpris avec Démineurs, elle rejoue ici la carte d’un cinéma de docu-fiction proche du reportage de guerre. Mais alors que Démineurs était un film de terrain, Zero Dark Thirty est plutôt un film de coulisses. De patience malmenée, d’intenses frustrations, de luttes politiques et de détermination quasi-dogmatique. L’action ne nous sera rendue que dans une dernière séquence étouffante et diablement efficace.
Avant cela, le film est donc l’histoire d’une traque organisée, le récit de 10 ans de chasse à l’homme pour remonter jusqu’à Ben Laden et lutter (parfois, le mirage d’une éradication semble envahir des personnages obnubilés et déboussolés) contre le terrorisme.
Ce qui interroge le plus violemment dans Zero Dark Thirty, ce sont les scènes de torture. Double aspect de la chose. Côté face, le courage politique de Bigelow qui montre les horreurs qui se cachent derrière l’enquête. Des pratiques inhumaines appliquées par des agents de la CIA convaincus de servir la noble cause. Des soldats du gouvernement prêts à tout pour servir leur pays (et peut-être leur Dieu, rappelons que le premier titre proposé pour le film était « For God and Country ») dans une démarche fanatique qui n’est pas sans rappeler celle de leurs ennemis ou des pires dictatures du siècle dernier.
Côté pile, une totale absence de jugement de la part de la réalisatrice sur ce qu’elle montre. Aucune distance prise avec le principe d’utilité supposée de la torture. Dans une allocution télévisée, Obama redis bien son opposition à ces pratiques barbares, mais son discours n’est accueilli par l’équipe de la CIA que par un silence sceptique. Ce sera tout. Kathryn Bigelow ne juge pas, elle ne fait que rendre à l’écran la froide réalité des choses, quitte à être soupçonnée de légitimer l’usage de la torture.
Car à se mettre constamment derrière Maya, femme archi-déterminée dans un milieu d’hommes et de requins, la caméra semble épouser sa cause, sa détresse, son obsession. Et il est clair que pour Maya, la fin justifie les moyens, tous les moyens. Il n’y a rien d’autre dans sa vie que cette quête psychotique de Ben Laden et le film ne parlera que de cela. Alors oui, la capture se fait finalement dans une époque politique où la torture n’est plus autorisée mais jamais le film n’évoque l’impératif moral qui préside à cette interdiction. On sent plutôt le découragement face à une mesure qui donne encore plus de difficultés aux soldats du bien.
Oui, Bigelow livre un film trop neutre et on finit par la soupçonner de ne pas condamner l’inacceptable. Un attentat qui n’a pas été déjoué semble même souligner que le processus de torture n’a pas été assez rapide. (On pourrait aussi penser qu’il met en valeur son inefficacité, mais quoi qu’il en soit, est-ce vraiment à cause de sa supposée inefficacité que nous nous élevons contre des pratiques déshumanisantes?)
Le film tait cette chose essentielle : non, la fin ne justifie jamais les moyens, l’Histoire nous a donné assez d’exemples terribles pour nous rappeler que les moyens existent autant que les fins et qu’en faisant le mal pour faire le bien, on fait d’abord, irrémédiablement, le mal, on confond ces notions jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni bien ni mal, seulement des horreurs.
Pourtant, nous devons aussi reconnaître que Zero Dark Thirty se prête aisément à une lecture très critique de ce qu’il décrit. Maya n’a pas de vie, elle ressemble à un kamikaze qui aurait sacrifié son existence pour une idée patriotique ou même religieuse. Son obstination n’est pas simplement une qualité : il y a en elle un désir brutal d’avoir raison et un besoin primitif de vengeance. Portée par une foi déraisonnable, Maya est fanatique. Quand le film l’abandonne à la vie, elle n’a rien à y faire. Zero Dark Thirty pourrait donc être aussi le récit d’une psychose, le besoin irrépressible et absurde de trouver un sens à sa vie, sacrifier sa vie pour obtenir la mort d’un homme comme si cet homme était le mal lui-même. Comme si tuer Ben Laden sonnait le glas du terrorisme. En somme, une quête absurde dont le succès ne résout pas grand chose.
La quête universelle est en fait une quête purement personnelle. Zero Dark Thirty est l’histoire intime d’une femme qui veut tuer un homme qu’elle ne connaît pas et qui se cache, attendant d’être tué par des hommes qu’il ne connait pas plus. Une anecdote à l’échelle planétaire sur laquelle on plaque une mythologie.
A la fin du film, il est à craindre que le terrorisme ne soit pas anéanti et que Maya ne soit pas plus heureuse. L’exécution de Ben Laden est avant tout un exutoire. On reste circonspect devant ce qui est d’abord un symbole.
Zero Dark Thirty est donc le témoin passionnant et objectif d’une page toute fraîche de notre histoire. C’est aussi un film trop neutre, qui observe trop et ne commente pas assez. C’est son défaut (à la limite de l’acceptable) et c’est aussi sa principale qualité, ce qui en fait un document brutal et passionnant.
Note : 7/10
Zero Dark Thirty
Un film de Kathryn Bigelow avec Jessica Chastain, Jason Clarke, Joel Edgerton et Mark Strong
Thriller – USA – 2h29 – Sorti le 23 janvier 2013
Golden Globe 2013 de la meilleure actrice dans un drame pour Jessica Chastain et Oscar 2013 du meilleur montage sonore