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Her

Spike Jonze est un cinéaste à part. Entouré de Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson, tous deux excellents, il livre une nouvelle œuvre indispensable sur la solitude, la difficulté d’aimer et la douleur de ne plus aimer. Avec une douceur envoûtante, il nous raconte le monde de demain et la mélancolie de toujours. Un film d’une beauté bouleversante.

Synopsis : Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly, inconsolable suite à une rupture difficile, fait l’acquisition d’un programme informatique ultramoderne, ‘Samantha’, une voix féminine intelligente, intuitive et étonnamment drôle…

Her - critique

Il faut sans doute remonter à Eternal Sunshine of the spotless mind pour trouver au cinéma une romance d’une telle puissance et d’une telle fragilité, pour être touché jusqu’à l’âme par cette « folie socialement acceptée » qu’on appelle l’amour.

Dans un univers de science-fiction d’une beauté calme et classe, dessiné tout en couleurs et en discrétion, Spike Jonze sonde à la fois notre temps et l’intimité d’un homme. Il s’agit aussi bien d’interroger l’évolution d’une société de plus en plus virtuelle, où les relations se dématérialisent, que d’explorer une fois encore ce sentiment terrible et universel, si cher au cinéaste, qu’est la solitude.

Certes notre époque donne une nouvelle résonance à ce mot. Mais le mal-être est existentiel. Pour s’en défaire, Craig, le marionnettiste de Dans la peau de John Malkovich, parvenait à pénétrer l’âme d’un autre être humain. Charlie Kaufman, scénariste et héros d’Adaptation, se munissait lui aussi d’un double, un frère jumeau cool et hypersociable qui l’aidait à mettre du désordre dans sa vie et dans son film. Quant à Max, l’enfant solitaire de Max et les maximonstres, seuls ses amis imaginaires et déjantés pouvaient le sauver de l’horreur d’être seul.

Theodore souffre lui aussi, après une séparation difficile. Comme les autres héros du réalisateur, il est prisonnier de son malheur, incapable de communiquer, de rencontrer l’autre. Il attend tant d’être sauvé qu’il se fane peu à peu. Jusqu’à sa rencontre avec Samantha, un programme informatique intelligent.

Spike Jonze explore une nouvelle fois ce qui fait la complexité de l’intelligence humaine et de l’individualité. Tous ses films sont un voyage dans l’inconscient d’un homme, confronté à d’autres consciences comme autant de miroirs. Alors, qu’est-ce qui définit un individu, une personne? Qu’est-ce qui fait d’un sentiment qu’il est réel? Qu’est-ce qui fait d’un être qu’il existe? Qu’est-ce qui fait d’une pensée qu’elle est unique?

Un voyage dans l’inconscient d’un homme, confronté à d’autres consciences comme autant de miroirs.

Dans la prestigieuse lignée de 2001, L’Odyssée de l’espace, de Blade Runner et de A.I. Intelligence Artificielle, Her trouve une place singulière, entre l’histoire d’amour impossible et le drame psychologique, voire schizophrène. Car entre la solitude et la schizophrénie, entre le besoin de ne pas être seul et celui d’être deux, il n’y a que la duplication de soi, cet acte quotidien que nous faisons tous quand nous nous parlons à nous-mêmes, quand nous nous répondons, quand nous nous motivons. Quand nous nous imaginons les réactions d’un autre qui n’existe que dans notre tête. C’est vers cette schizophrénie de la solitude que se tourne tout le cinéma de Spike Jonze. Comment communiquer avec quelqu’un qui n’est pas soi? Comment aimer? Comment être deux et se comprendre, comment être deux et faire partie d’une même réalité, unique et indivisible?

Entre soi et l’être aimé, il y a toujours un espace, un décalage qu’on se frustre à vouloir combler. Jusqu’à ce que la relation se finisse, jusqu’à ce qu’on soit à nouveau seul. Theodore Twombly en est là au début du film, inconsolable d’avoir perdu cette magnifique intimité qui le reliait à un autre être.

C’est par une mise en scène d’une formidable douceur que le réalisateur nous fait partager la mélancolie de Theodore. Les plans se succèdent dans un silence d’une extrême délicatesse, parfois accompagné de la fragile musique d’Arcade Fire. La chanson de Karen O est tout aussi légère et vulnérable, comme une histoire d’amour qui s’estompe. Les flashbacks nous arrivent feutrés et lumineux, comme les réminiscences d’une réalité cristalline et disparue.

Spike Jonze filme la cristallisation amoureuse comme une caresse. Son film évoque un pétale de rose qui tombe doucement du ciel, porté par le vent délicat et par l’air invisible. Le scénariste Charlie Kaufman apportait aux premiers films du cinéaste un désordre tourmenté, une surexcitation angoissée proche de celle de Woody Allen. Dans Her, Spike Jonze est le seul auteur de son histoire. Au chaos de Kaufman succède le calme et la mélancolie. Her est un film de tristesses et de lumières, un film de folie et de résignation, un film que le temps qui passe marque de son empreinte indélébile.

Un film de tristesses et de lumières, un film de folie et de résignation

Dans le futur de Her, il n’y a aucune voiture. Les hommes discutent silencieusement avec leur oreillette. Chaque passant croisé semble isolé, pourtant il est en train de téléphoner, de lire ses mails, de refaire le monde ou de tomber amoureux. Il ne reste plus que des intériorités, des individus qui vivent chacun dans leur monde. Le film fait le pari de l’intimité. Nous sommes collés à Theodore Twombly, à ses silences, à ses doutes et à ses espoirs. Her présente un futur crédible, à la fois fascinant et inquiétant, pour notre société de l’hypercommunication et de l’hypersolitude.

L’imitation est si sophistiquée qu’elle dépasse le vrai, comme ces lettres écrites à la main dont Theodore dicte pourtant les mots à un ordinateur. Impossible de dire si nous avons affaire à une utopie ou à une dystopie. Spike Jonze ne se prononce pas, les enjeux de son histoire prennent place dans le monde de demain mais ils sont éternels.

Le nom du héros, Twombly, fait immanquablement penser au peintre américain éponyme, dont de nombreuses œuvres, ni vraiment figuratives, ni vraiment abstraites, évoquent des gribouillis colorés envahissant la toile blanche.
Samantha n’est ni vraiment figurative, ni vraiment concrète. Et peu à peu au cours du film, la toile de sa personnalité se remplit, se colore, s’enrichit au contact de Theodore, en même temps spectateur et peintre, destinataire et créateur de l’œuvre la plus fabuleuse qui soit : une conscience.

La création échappe à l’artiste. La machine échappe à l’homme.

Her, c’est donc aussi le fantasme de la femme idéale. Theodore est si heureux d’avoir enfin rencontré une femme si curieuse, si vivante, si enthousiaste du monde. Tant pis si elle n’existe peut-être pas. Après tout, un fantasme peut-il rester un fantasme s’il prend corps? Mais peu à peu, la femme idéale s’échappe. La création échappe à l’artiste. La machine échappe à l’homme. Spike Jonze explore les limites intellectuelles de l’être humain, et ce qui peut exister au-delà de notre espèce, pour une intelligence qui nous serait supérieure.

Après tout, si l’homme est si frustré, n’est-ce pas qu’il se sent si limité, incapable de discuter avec plusieurs personnes à la fois, incapable d’aimer toutes les personnes qu’il pourrait aimer, incapable de mieux comprendre sa place dans l’univers? Existe-t-il un autre monde, sans matière, sans sensation, où tout serait de plus en plus virtuel, de plus en plus rapide, de plus en plus évolutif, de plus en plus global? Et s’il existe, est-il souhaitable? N’est-ce pas l’idéal de l’homme du XXIème siècle, qui se dédouble autant de fois qu’il se crée un profil, un avatar, une adresse mail ou internet?

C’est là que le film, de déchirant, devient absolument fascinant. Et retombe miraculeusement sur des enjeux beaucoup plus simples et évidents. Tout ceci n’est peut-être pas une histoire d’amour qui nait et qui évolue. Mais une histoire d’amour qui meurt peu à peu. Her, est-ce Samantha, ou bien plutôt Catherine, celle que Theodore aimait et qui l’a quitté?

Le deuil impossible d’une histoire d’amour

Spike Jonze nous raconte le deuil impossible d’une histoire d’amour. Nous avons partagés notre vie, et nous ne serions plus que des inconnus? Il n’y a rien de plus malheureux que de ne plus aimer. Le cinéaste nous confie que l’être qu’on a aimé est aimé à jamais, à jamais un bout de nous. Il ne peut en être autrement. C’est à la fois terriblement douloureux, terriblement triste, et terriblement nécessaire. Il fallait bien un chef d’œuvre pour raconter toutes ces choses si simples et si complexes. On sort du film déboussolés, bouleversés, et profondément seuls.

Note : 10/10

Her
Un film de Spike Jonze avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams et Rooney Mara
Science-fiction, Romance – USA – 2h06 – Sorti le 19 mars 2014
Oscar 2014 et Golden Globe 2014 du meilleur scénario original

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L’Année dernière à Marienbad

Alain Resnais est mort il y a 3 jours. Retour sur le second long métrage de l’un des plus grands cinéastes de l’histoire. Ecrit par Alain Robbe-Grillet, l’un des chefs de file du Nouveau Roman, le film propose une expérience totalement inédite et fascinante. L’Année dernière à Marienbad, et 50 ans plus tard, Les Herbes Folles. Resnais aura égaré et subjugué des générations de spectateurs, avec toujours la même quête insensée : essayer de donner du sens à la vérité nue.

Synopsis : Dans un grand hôtel fastueux, un homme tente de convaincre une femme qu’ils ont eu une liaison l’année dernière à Marienbad.

L'Année dernière à Marienbad - critiqueLe temps qui passe. Le souvenir. Et l’incertitude. Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le passé, cette vérité de laquelle il ne reste que des bribes, des pensées vagues, des images floues, des vides?

Alors, comme la mémoire, le film d’Alain Resnais est rempli de trous… et d’images doubles, ou multiples. C’est qu’on ne se souvient plus de la continuité, on ne sait plus comment on est passé de tel instant à tel autre. Et c’est aussi que chaque instant dont on se souvient, prend des formes différentes à mesure qu’on le scrute. Parfois, le souvenir disparaît carrément, on le plaçait mal, au mauvais moment, au mauvais endroit, on avait mélangé deux images, raccourci le temps, oublié les lignes.


L’Année dernière, on en est sûr. L’Homme en est sûr, tout du moins. Marienbad? Peut-être. Ou peut-être ailleurs. Le titre lui-même affirme une incertitude. Le film pourrait s’appeler « L’année dernière, sûrement, à Marienbad, peut-être ».

Alors, se sont-ils connus, comme l’affirme l’Homme, ou bien confond-il, comme l’affirme la Femme? Pourtant, les preuves s’accumulent. La description d’un lieu, une photo, la résistance vacillante de la Femme. Pourquoi refuse-t-elle de se souvenir?

Où était le miroir dans la chambre? Quelle était la position de la Femme sur ce lit? Pouvait-elle entendre les pas de son mari? Y a-t-il eu un mort? Alors, on comprendrait le traumatisme. Mais qui serait le narrateur? Ou bien, à qui parlerait-il?

Il faut bien que les deux personnages soient vivants pour que le dialogue ait lieu. A moins qu’il ne s’agisse d’un dialogue intérieur? Dans ce château baroque, trop riche, trop chargé, comment retrouver l’essence du passé? Dans cet esprit tortueux qui est celui des hommes, la caméra se promène, pleine de mouvements, comme à la recherche de la vérité. L’univers du film n’est alors peut-être plus que la représentation étouffante d’une pensée trop large et labyrinthique. Où chercher?

Marienbad photo 1

Le temps s’arrête souvent, dans des plans stupéfiants de flash mob avant l’heure. La caméra se promène entre les figurants du passé, arrêtés en pleine action. Parfois, entre les êtres immobiles, la Femme ou l’Homme continue de vivre, comme le centre d’attention d’une mémoire en action.

Des bribes de conversation nous arrivent ici et là, rejoignant parfois l’image qui leur donne vie. Tous ces couples parlent de rien, dans un espace gigantesque, surchargé, artificiel. Les mondanités sont les mêmes que celles de ces couples qui discutent dans Pierrot le fou.

Dans ce vide de normalité, les êtres disparaissent, le sens n’a plus d’importance. L’Homme est grave pourtant, il ne se soucie pas des noms, des lieux, des détails, de la vie. Emmené dans une quête métaphysique, il se heurte à la curiosité de la Femme, qui voudrait des noms, des lieux, des détails, de la conversation.

Comment réconcilier le mot et l’idée, le signifiant et le signifié, la discussion et le sens, la souvenir et le passé? Entre le réel, banal, et l’interprétation du réel, douteuse ou inexistante, il y a un hiatus tragique. Qu’en est-il d’ailleurs de cette statue, qui fige elle aussi deux êtres du passé dans la pierre? L’homme protège-t-il la femme d’un danger, celle-ci lui montre-t-elle un sujet d’espoir? Peut-on envisager que les deux soient vrais?

Marienbad photo 2

Comme des statues, les personnages de nos souvenirs se figent, eux-aussi, dans cet hôtel fastueux. Peut-on envisager que tout ait un sens, et qu’il n’y ait pas, comme on l’a dit, autant de films que de spectateurs?

Dans L’Année dernière à Marienbad, tout est d’une précision minutieuse. Certains plans sont étonnants, à couper le souffle. Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet ne semblent pas avoir joué aux dés. Il faudrait voir et revoir le film pour mieux cerner cette histoire libre et obsédante. Être libre, c’est choisir. Comme pour le mari, champion d’un jeu à la précision mathématique, chaque coup semble prévu, chaque geste calculé.

Jusqu’à ce que la réalité rejoigne la pièce de théâtre du début du film, à laquelle nous croyions que les personnages assistaient, sans que nous ne soupçonnions qu’il s’agissait déjà d’eux, de leurs souvenirs, de leurs attentes. Assez vite, il n’y a plus aujourd’hui et l’année dernière, car le présent même semble raconté par l’Homme, le présent même semble glisser doucement vers le passé. Le film commence avec une pièce de théâtre qui figurait déjà la fin du film. Comment ne pas penser aux constructions énigmatiques de David Lynch (ou plutôt comment ne pas penser que David Lynch se soit inspiré de Marienbad), quand le temps et la mémoire sont déformés jusqu’à créer une nouvelle conception du monde et de la vérité?

Marienbad photo 3

Alors la Femme a beau se démener, elle va devoir céder. L’horloge sonne minuit. Le temps reprend ses droits. On peut toujours tordre le coup au passé, on ne peut pas lutter contre le temps qui passe. Tout ce qu’on déforme dans notre esprit se reforme dans la réalité. Dans un jeu d’allers-retours incessants, on pense le monde qui nous fait penser. On modifie le vrai qui nous modifie.

Et l’amour? 40 ans avant Eternal Sunshine of the spotless mind, Alain Resnais dessinait déjà l’empreinte indélébile laissée en nous par l’être qu’on a aimé. Sous l’oubli, la douleur. Sous la douleur, l’amour. S’est-on vraiment aimés l’année dernière à Marienbad? Ou, dit autrement, l’amour, une fois passé, s’efface-t-il pour toujours?

Alain Resnais filme le doute et les cicatrices de façon presque expérimentale, dans un récit sans queue, sans tête, sans les liens qui, d’une scène à l’autre, expliquent le présent par le passé, les conséquences par leur cause. Il nous donne un film existentiel, il fait de l’existence une cathédrale du vide, où l’on se débat de toutes nos forces pour redonner un sens à la continuité du temps, et à la rencontre de deux êtres.

Note : 8/10

L’Année dernière à Marienbad
Un film d’Alain Resnais avec Delphine Seyrig, Giorgio Albertazzi, Sacha Pitoëff
Drame, Romance – France, Italie – 1h34 – 1961
Lion d’Or au Festival de Venise 1961

Only Lovers Left Alive – critique cannoise

Finissons le tour d’horizon du Festival de Cannes 2013 avec le dernier film présenté en compétition cette année, Only Lovers Left Alive. Malheureusement, le film de Jim Jarmush, trop lent, trop étiré, trop relâché, ne risquait pas de changer la donne au palmarès. Un poème visuel élégant mais ennuyeux.

Synopsis : Adam et Eve, deux vampires qui s’aiment depuis des siècles, peuvent-ils continuer à survivre dans un monde moderne qui s’effondre autour d’eux ?

Only lovers left alive - critique cannoiseEsthétiquement magnifique, Only Lovers Left Alive essaie de nous étourdir par sa belle lumière crépusculaire, par ses cadres saisissants, par sa superbe musique, par la splendeur glacée du visage de ses personnages.

Les vampires sont des êtres froids et parfaits, le film fait le choix de coller formellement à son sujet. Les vampires sont aussi des êtres lents, ils vivent depuis des siècles et ils ont tout leur temps. Le film avance sur un rythme élégiaque, les séquences s’étirent, les personnages semblent vivre au ralenti.

Malheureusement, l’ennui pointe vite le bout de son nez. Rien de bien nouveau dans le scénario : ces vampires civilisés rappellent ceux de Thirst de Park Chan-Wook. La mise en scène est trop relâchée, peinant à imposer son énergie au récit.

Quand Ava apparaît, on espère qu’enfin ce calme plat va être dynamité, mais rien ne vient, la chape de plomb qui pèse sur le film continue de faire son œuvre. Dans cette atmosphère de fin du monde, parfois un humour noir bienvenu surgit. Quelques plans forcent l’admiration, on pense notamment à ceux qui ouvrent le film, comme la promesse d’un poème envoûtant. Mais d’envoûtant, Only Lovers Left Alive devient vite hypnotique, voire soporifique.

Dans un monde qui périclite, Adam et Eve ne sont pas simplement des vampires, ils sont les derniers vrais humains (les autres sont appelés les « zombies »), un couple raffiné, cultivé et amoureux. Alors que les ressources fondamentales à leur survie sont contaminées, leur amour semble être leur seule arme pour survivre sur une Terre en déclin.

Dans cette fable écologique, Jim Jarmush semble nous prévoir un avenir apocalyptique, où la seule façon de rester en vie se joue aux dépens de la vie des autres. Dommage qu’il faille au spectateur presque autant d’effort pour suivre les aventures contemplatives de ce couple au sang froid.

Note : 3/10

Only Lovers Left Alive
Un film de Jim Jarmush avec Tilda Swinton, Tom Hiddleston, John Hurt et Mia Wasikowska
Romance, Fantastique – USA – 2h03 – Sortie le 12 décembre 2013

Gatsby le Magnifique – critique cannoise

Suite du tour d’horizon de Cannes 2013 avec le film d’ouverture du Festival, présenté hors compétition. Le réalisateur de Moulin Rouge s’empare du célèbre roman de Fitzgerald avec l’exubérance festive qu’on lui connaît. S’il arrive à saisir les moeurs étourdissantes de la société new-yorkaise des années 20, les profondeurs délicates du roman lui glissent entre les doigts.

Synopsis : Printemps 1922. Nick Carraway s’installe à New York et se retrouve au cœur du monde fascinant des milliardaires, de leurs illusions, de leurs amours et de leurs mensonges.

Gatsby le Magnifique - critique cannoiseDifficile de ne pas faire le parallèle entre le personnage de Francis Scott Fitzgerald et Baz Luhrmann, tant le cinéma de ce dernier est faste et clinquant, tout entier tendu vers l’objectif de nous en jeter plein les yeux, de nous séduire jusqu’au vertige, de nous imposer son luxe comme la preuve irréfutable de sa qualité.

Le talent de prestidigitateur du réalisateur australien est intact, la caméra nous déboussole et nous excite, grâce au support d’une bande originale anachronique très pertinente (la démesure hip-hop comme réponse moderne au tourbillon jazz des années 20), grâce à la matière du formidable roman de Fitzgerald.

Pourtant, tel Gatsby dans sa grande maison vide une fois la fête terminée, le spectateur a bien du mal à garder quelque chose d’autre du film que le souvenir d’un moment de folie tapageuse. La profonde mélancolie du roman reste lointaine, comme cette lumière verte inaccessible. D’abord maître du divertissement, Baz Luhrmann n’arrive à gratter que la surface chic du mélodrame.

Si Carey Mulligan, Elizabeth Debicki et surtout Leonardo DiCaprio sont très bien, on est beaucoup moins convaincus par Joel Edgerton, qui campe un Tom Buchanan trop rustre, presque ridicule, enlevant beaucoup à l’épaisseur du personnage du roman. Surtout, Tobey Maguire fait un bien mauvais Nick Carraway. Avec son incessant sourire en coin, ce Nick-là parait toujours un peu amusé par la tournure des événements. Alors, la terrible tragédie de Fitzgerald flirte sans cesse avec la farce grossière. Difficile dans ces conditions de s’émouvoir vraiment pour l’histoire d’amour de Gatsby et de Daisy.

D’autant plus que le récit cède à certaines facilités qui l’affaiblissent. Ainsi un raccourci très malheureux donne à Tom la responsabilité presque complète du drame final, achevant ainsi le portrait sans nuance du personnage. Le jeu sur les téléphones à la fin du film introduit de nombreux contre-sens malvenus au profit d’un très relatif suspense narratif. Enfin, et c’est peut-être le pire, Baz Luhrmann a toutes les peines du monde à faire monter le suspense autour du personnage de Gatsby, à le rendre aussi mystérieux et insaisissable qu’il ne l’est pendant les deux premiers tiers du roman.

Gatsby, moins insaisissable et mystérieux que dans le roman

La question essentielle n’est donc pas résolue : comment traduire les mots sublimes de Francis Scott Fitzgerald à l’image? Comment leur trouver un équivalent cinématographique? Luhrmann n’arrive à traiter qu’une partie de la substance du livre, les excès exubérants d’une fête qui jamais ne s’arrête, même pas le temps de pleurer les victimes qu’elle laisse sur le bord de la route.

Pour le reste, le cinéaste essaie tout simplement de réutiliser les mots de l’écrivain, mais ceux-ci, aussi puissants soient-ils, se perdent dans le fatras aguichant de la mise en scène.

Le film est donc au final plutôt superficiel et distant, mais plus fidèle qu’il n’y parait; comme le personnage titre il mise tout sur le spectaculaire, espérant ainsi nous aveugler et nous conquérir. Après avoir lu le roman de Fitzgerald, comment pourrait-on le reprocher à Baz le Magnifique?

Note : 5/10

Gatsby le Magnifique (titre original : The Great Gatsby)
Un film de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio, Tobey Maguire, Carey Mulligan, Isla Fisher, Elizabeth Debicki, Jason Clarke, Joel Edgerton et Adelaide Clemens
Drame, Romance – Australie, USA – 2h22 – Sorti le 15 mai 2013

La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2

Aujourd’hui sort la Palme d’or du Festival de Cannes 2013 qui récompense, fait unique dans l’histoire du festival, le réalisateur et ses deux actrices. La Vie d’Adèle fut sans conteste possible LE frisson de la sélection cannoise. L’une des plus belles histoires d’amour jamais portées à l’écran.

Synopsis : À 15 ans, Adèle ne se pose pas de question : une fille, ça sort avec des garçons. Sa vie bascule le jour où elle rencontre Emma, une jeune femme aux cheveux bleus…

La Vie d'Adèle - critiqueLa Vie d’Adèle est le choc du Festival de Cannes 2013. Rarement une palme d’or n’avait paru si évidente, n’avait autant fait consensus. Steven Spielberg ne s’est pas trompé, lui et son jury ont récompensé un petit chef d’œuvre de pur cinéma, un récit d’une authenticité bouleversante, une fiction brute et captivante.

Trois heures de film et le spectateur aimerait que ça continue, tant il est scotché à l’écran, emballé par la performance étourdissante de deux actrices magnifiques, et notamment celle qui est déjà la révélation de 2013, Adèle Exarchopoulos, formidable jeune femme qui se construit sous le regard amoureux d’Abdellatif Kechiche.

Le style ultra-réaliste du réalisateur français fait encore une fois merveille. Dans son cinéma d’exigence et de vérité, les tensions du récit et de l’image sont indissociables, la caméra peut observer une scène pendant de longues minutes, chaque instant de film nous raconte les personnages, leur univers, leurs émotions, leurs angoisses, leurs sensations.

Comme dans tous les films du cinéaste, la chair prend une place essentielle aussi bien dans la narration que dans la définition des êtres et dans les rapports qu’ils entretiennent. Kechiche fait parler les corps. Une jeune fille arrêtait le temps par une danse du ventre hypnotisante dans La Graine et le Mulet. La Vénus Noire offrait sa chair au public jusqu’à en être dépossédée. Kechiche jouait avec le spectateur, le plaçant souvent au milieu de ses personnages-observateurs, de ses personnages-voyeurs.

Ici, il n’y a plus d’intermédiaire entre nous et le spectacle. Une scène d’amour nous est montrée dans toute sa splendeur, dans toute sa puissance, dans toute sa longueur. Un instant, nous avons un doute : serait-ce trop long? Mais Kechiche ose, il continue, encore et encore, le malaise laisse place à la fascination. Oui, on a le droit de filmer des corps qui s’aiment, des corps qui s’attirent, qui se mêlent, qui luttent pour se confondre. Car oui, faire l’amour, c’est aussi créer l’amour, donner l’amour, brûler l’amour.

Le courage du réalisateur est exemplaire : aucune concession ne sera faite, l’œuvre doit être ainsi. Dans cette formidable scène d’extase, Kechiche ne fait pas que montrer, il raconte. On se demande même : peut-on vraiment raconter une histoire d’amour sans montrer cela? N’est-ce pas essentiel? Et du coup, avons-nous déjà vraiment vu une histoire d’amour à l’écran?

Que cet amour soit celui de deux femmes pourrait presque être secondaire.

Que cet amour soit celui de deux femmes pourrait presque être secondaire. Pourtant, c’est aussi pour cela que ces moments de bravoure sont essentiels au récit. Il s’agit d’exposer la découverte de l’autre, la découverte de soi. Il s’agit de tout raconter, et avant tout ce dont on se méfie le plus. Les corps s’agrippent, se tendent, se contractent jusqu’à l’implosion. Chaque geste est un bout d’histoire, un bout d’être, un bout d’âme. Corps et âmes enlacés, Adèle et Emma sont là devant nous, plus vraies que tout le reste, plus vivantes que jamais, en chair et en sang. Kechiche leur donne, nous donne un moment d’éternité amoureuse.

L’autre obsession du cinéaste, c’est le langage, la confrontation des milieux, l’incommunicabilité. C’était la rencontre entre Marivaux et les jeunes des cités dans L’Esquive, celle entre les quartiers populaires et le gratin de Sète dans La Graine et le Mulet, celle entre une femme noire africaine et la population de l’Europe du XIXème siècle dans Vénus Noire. Chaque fois, les êtres sont enfermés dans leur milieu, dans le contexte qui les a vu grandir, comme s’ils ne pouvaient pas s’enfuir d’un univers établi pour eux dès leur naissance.

Ici, c’est la rencontre entre Adèle et Emma. Deux magnifiques scènes de présentations aux parents permettent de dessiner toutes les contradictions qui existent entre les deux femmes, toutes les difficultés à venir pour se comprendre, pour être ensemble, pour s’aimer. Emma est une intellectuelle, elle cherche constamment à s’élever, à se réaliser, à créer. Elle est ambitieuse, elle veut saisir et façonner le monde, elle veut le marquer de son empreinte. Adèle, au contraire, est une femme pragmatique, elle ne veut pas s’éterniser dans les études, elle veut trouver un travail, être utile aux autres. Elle s’épanouit parfaitement dans un quotidien modeste, elle n’a aucune autre prétention qu’aider simplement ceux qui l’entourent. Elle aime cuisiner et s’occuper des enfants. Son petit dépaysement à elle, c’est la lecture. Tout cela lui suffit, son bonheur est simple et palpable.

Emma voudrait plus pour Adèle. Elle ne peut pas concevoir une telle vie sans s’exprimer, sans se sortir des banalités du quotidien, sans se forger une pensée construite et réfléchie, une personnalité, des objectifs supérieurs. De l’autre côté, Adèle est perdue dans l’entourage d’Emma. Que dire à tous ces gens qui semblent tout savoir, que retenir de ces mouvements artistiques, de ces noms de peintres, de ces belles paroles alors que tout ceci ne l’intéresse pas vraiment? Adèle peut être touchée par une œuvre, par une lecture, mais elle ne fait pas partie de ces personnes qui ont besoin de mieux comprendre, de classer, de mettre en perspective leurs émotions.

Tout cela était déjà en germe dans le climat familial des deux jeunes filles. Comment sortir de sa condition, comment aller au-delà de ce pour quoi nous avons été éduqués? Même l’amour ne semble pas pouvoir apporter de solution.

La Vie d'Adèle, Palme d'or du Festival de Cannes 2013

En deux formidables chapitres (séparés par une très belle ellipse), Kechiche nous raconte d’abord l’homosexualité et le coup de foudre (le malaise, la découverte, l’affirmation) puis l’amour (le quotidien, l’incompréhension, le mal-être). Quelques séquences sont splendides : durant l’adolescence, Adèle se méprend sur l’orientation sexuelle d’une amie à elle; plus tard, devant son lycée, sa dispute avec ses amies est un énorme moment de cinéma, quand un être vacille et tente par tous les moyens de rester debout.

A l’âge adulte, une scène de réception révèle tant sur les personnages et leur univers, avec un tel réalisme et une telle lucidité, que le spectateur reste interdit, tout empli du drame qui se joue en creux. Quelques instants où tout se noue, et encore une magnifique séquence dans un café. Un tête à tête à la fois doux et abrupt, comme le souvenir d’une belle chose qui n’existe plus. On est submergés par l’émotion.

Tour à tour subtil et frontal, Abdellatif Kechiche alterne deux attitudes apparemment contradictoires. Parfois, il choisit de ne presque rien dire, laissant aux détails, aux petits gestes, aux brefs instants de la vie le soin de tout évoquer. D’autres fois, il regarde son sujet droit dans les yeux, lui fait face, l’examine avec soin, le dévisage longuement comme s’il s’agissait de ne pas le laisser s’échapper.

Par ce double langage (le sujet même de son oeuvre), Kechiche aborde la vie dans toute sa complexité. Il suit chacun des pas de son personnage, les grandes lignes et les petits détours. Présent à la fois au cœur de l’action et dans ces instants fragiles qui n’ont pas de signification immédiate, La Vie d’Adèle nous offre un morceau d’existence d’une telle intensité qu’on en a des frissons durant la projection. Le film réussit l’exploit de créer de la vie au-delà de l’écran. Kechiche nous donne à voir par ses yeux de cinéaste : son cadeau est un véritable chef d’oeuvre.

Note : 9/10

La Vie d’Adèle
Un film d’Abdellatif Kechiche avec Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos
Romance, Drame – France – 2h55 – Sortie le 9 octobre 2013
Palme d’Or du Festival de Cannes 2013 pour Abdellatif Kechiche, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, Prix FIPRESCI de la critique internationale Cannes 2013