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La Belle endormie

Déjà Mar adentro, Million dollar baby, ou plus récemment Amour ou Quelques jours en septembre abordaient la fin de vie et le droit de mourir. Marco Bellocchio s’empare du sujet dans un film choral intéressant mais mal construit. Les différentes histoires font du surplace mais le film est sauvé par quelques très jolies scènes et par une large exploration de son sujet.

Synopsis : En 2008, l’Italie se déchire autour du sort d’Eluana Englaro, une jeune femme plongée dans le coma depuis 17 ans. Le destin de quelques personnages liés à cette affaire.

La Belle endormie - critiqueEluana Englaro, une jeune femme dans le coma depuis 17 ans, déchaîne les passions en Italie. Faut-il arrêter les appareils qui la maintiennent en vie et ainsi mettre fin à ses jours, comme le voudrait son père et comme la loi l’y autorise désormais, ou faut-il au contraire s’acharner, dans l’attente d’un éventuel miracle?

Alors que d’ici un ou deux jours, la jeune femme devrait être « débranchée », quatre personnes sont confrontées aux douloureuses question de la valeur de la vie et de la liberté de vivre et de mourir.

A chaque fois, un couple se crée, composé d’une part d’une femme entre la vie et la mort et de l’autre, d’une personne extérieure qui veut la sauver.

Rosa est comme Eluana, plongée dans un état végétatif, incapable de décider pour elle-même. La mère de Rosa, une célèbre actrice, lutte de toutes ses forces pour la vie de sa fille, quitte à se refuser à elle-même le droit de vivre. Maria ne connaît pas Eluana, mais elle joue auprès d’elle le même rôle que la comédienne auprès de sa fille. Farouchement opposées à laisser partir ces êtres dans le coma, les deux femmes partagent aussi des convictions religieuses radicales qui touchent souvent au fanatisme.

Quand Maria, entourée de centaines de croyants, passe ses journées à prier pour qu’Eluana soit maintenue en vie, quand la grande actrice, qui reconnait d’ailleurs vouloir être une sainte, fait des allers-retours dans son couloir en récitant de plus en plus fort l’Ave Maria, on est pris de vertige face à des attitudes aussi irrationnelles qu’inquiétantes.

De l’autre côté du prisme, la femme d’Uliano, très malade, est encore consciente, elle peut donc dire si elle préfère continuer ou arrêter de souffrir. Elle dépend cependant de son mari : il est le seul à pouvoir décider de respecter ou non sa volonté. Rossa n’est pas aux portes de la mort, mais son addiction à la drogue la condamne à une vie dont elle ne veut pas. Pallido a-t-il le droit de l’empêcher de mourir? Dans ces deux histoires, il n’est pas question de Dieu, simplement de choix, de morale et d’amour.

Qu’est-il possible de faire pour les autres? Vaut-il mieux les accompagner vers la mort ou vers la vie? Les réponses dépendent bien sûr des contextes. Soulignant l’absurdité de l’acharnement thérapeutique, La Belle endormie rappelle que la vie est un bien précieux mais que la liberté de choisir est essentielle. Et si Pallido peut essayer d’empêcher Rossa de se tuer, elle sera finalement la seule à pouvoir décider si elle veut vivre ou mourir. Refuser ce choix à des personnes qui n’ont pas les capacités physiques de faire ce qu’elles veulent, c’est leur refuser leur statut d’être humain.

Dans cet enchevêtrement de problématiques similaires, le film alterne les tons, entre la farce politique et le drame bourgeois, entre la romance post-adolescente et le conte moral. Malheureusement, les quatre histoires sont toutes bancales. Le segment d’Isabelle Huppert fait du surplace, tout entier construit autour d’un acte prévisible. Les personnages tournent en rond et rien n’avance. L’histoire d’amour de Maria et Roberto est un peu inconsistante, en dépit d’une très jolie scène de rencontre. La maladie du frère de Roberto est inutile et artificielle. Les pérégrinations d’Uliano sont un peu statiques et répétitives. Quant à Rossa et Pallido, leur histoire est finalement très sommaire.

C’est à la fin du film qu’on trouve les plus belles séquences, comme si Marco Bellocchio arrivait enfin à donner du sens et de l’épaisseur à ses récits. La dernière scène entre Rossa et le docteur, alors que celui-ci s’est endormi, est un très joli moment de cinéma. Quant à la dernière séquence du film, entre un père et sa fille, elle clôt avec subtilité un débat loin d’être apaisé.

Dommage qu’avant ces dix dernières minutes, La Belle endormie ait eu tant de mal à trouver son rythme et son unité. Trop brouillon, le film n’arrive pas vraiment à trouver sa direction. Beaucoup de choses semblent toujours superflues, à commencer par l’histoire portée par Isabelle Huppert.

Note : 5/10

La Belle endormie (titre original : La Bella Addormentata)
Un film de Marco Bellocchio avec Toni Servillo, Isabelle Huppert et Alba Rohrwacher
Drame – Italie, France – 1h50 – Sorti le 10 avril 2013
Prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir au Festival de Venise 2012 : Fabrizio Falco

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Amour

Avec Amour, trois ans après Le Ruban blanc, Michael Haneke devient le premier cinéaste à obtenir deux palmes d’or à Cannes dans un si court laps de temps. Ce film glacé, construit avec une précision d’orfèvre, épie la violence au coeur du quotidien et de l’intimité. Il explore avec génie les tréfonds de l’âme humaine, dans toute sa splendeur et dans toute son atrocité.

Synopsis : Georges et Anne sont octogénaires, ce sont des gens cultivés. Quand Anne subit une petite attaque cérébrale, la vie se complique, jusqu’à éprouver l’amour qui unit le couple.

Amour - critiqueAprès un court flash-forward, le film s’ouvre sur le public d’une salle de spectacle. Scène miroir dans laquelle le spectateur se regarde, se cherche, s’identifie finalement à ce couple qu’il finit par reconnaître. Haneke aime jouer avec le spectateur, souligner son rôle, le mettre face à ses responsabilités de voyeur passif ou d’acteur manipulateur. C’est ainsi que nous entrons dans le film : le public c’est nous (nous serons d’ailleurs amenés à réécouter, avec Trintignant et Riva, des morceaux de musique classique), et donc les personnages, c’est nous aussi.

Le reste du film se passera entièrement entre les murs d’un appartement parisien bourgeois, en compagnie d’un couple de classe sociale privilégiée. Georges et Anne vivent selon des codes très établis, ils parlent toujours calmement, leur langage est soutenu, un rien artificiel. Haneke a toujours traqué l’enfer qui se cache derrière la normalité bourgeoise. Ici, cet enfer est le fait de la vie (la maladie, la vieillesse) et des hommes (la fierté, la pudeur, l’impatience et oui, l’amour). Avant la maladie, le quotidien est déjà congelé, l’affection ne s’exprime qu’à travers une distance qu’on impose entre soi et les autres (entre Georges et Anne, entre Anne et son élève, entre Georges et sa fille, entre le couple et ses voisins).

Toute intrusion de l’extérieur est une agression. L’histoire du film, c’est l’accumulation de ces agressions, comme autant de portes d’entrée pour la mort qui rôde. Aucune intrusion n’est unique, chacune se répète, trouve son double un peu plus tard dans le film.

Cela commence avec la tentative d’effraction que découvre le couple lorsqu’il rentre du spectacle, comme si s’annonçait déjà l’apparition de la maladie et l’entrée fracassante des pompiers. Cette incursion de l’invisible se double lors de la séquence du rêve, symbole de la peur de l’autre (sans visage) et de l’incontinence prochaine d’Anne : la maladie était entrée, elle devient alors irréversible.

Cela se poursuit avec Eva, leur fille, qui apparaît d’abord comme un tourbillon de vie et d’inconscience; lors de sa dernière apparition, Georges essaie de se protéger, il isole Anne. Excédé par la sollicitude d’Eva qu’il juge feinte et superficielle, il lui signifie qu’elle est indésirable. Comment pourrait-elle les comprendre, Anne et lui? Comment l’autre pourrait-il nous comprendre, alors qu’il finit de toute façon par rentrer chez lui et par vivre sa vie à lui, si incompatible avec la nôtre?

La méfiance de Georges vis-vis de sa fille

Puis il y a l’élève d’Anne et son regard inquisiteur. Sa réapparition se fait au travers d’une lettre et d’un CD. Anne demande à Georges d’arrêter le CD. La compassion la blesse. Encore une fois, derrière la solidarité, il y a le jugement, la pitié, et Anne ne le supporte pas.
Il y a aussi le concierge, dont l’insistance à chacune de ses apparitions crée un véritable malaise. Pourquoi est-il si attentionné? Simple bienveillance, ou curiosité malsaine?

Cela continue avec les deux aides soignantes. La première apporte une aide bienvenue, à un moment où les choses n’ont pas encore trop dégénéré, mais la seconde joue à la poupée avec le corps d’Anne, comme si elle la préparait à un spectacle (d’emblée, le film nous avait mis dans une position de spectateur, il nous confronte maintenant à notre voyeurisme; c’est pour nous qu’on prépare Anne). La réaction de Georges sera terrible et humiliante, comme avec Eva un peu plus tard.

Et puis, même quand l’isolement est quasi-complet, il reste le pigeon, qui s’incruste lui aussi par deux fois dans l’intimité douloureuse du couple. Comme avec chaque intrus, Georges l’expulse sans ménagement. La seconde fois cependant, il l’étreint d’abord, comme s’il cherchait en lui la présence de sa femme maintenant disparue.

Enfin, la dernière intrusion, c’est celle des sapeurs-pompiers. Elle se double elle-même en encadrant le film, initiant l’ordre narratif du récit mais concluant son ordre chronologique. Le double de cette séquence initiale, c’est la scène fantôme qu’on imagine à la fin du film, dont on se souvient mais qu’on ne verra plus.

Amour est l’histoire de deux êtres qui se protègent des autres. Il est constamment question de portes forcées, de fenêtres ouvertes ou fermées. Le dédoublement de chaque intrusion marque l’insistance agressive de l’extérieur, mais aussi le radotage de deux vieillards maniaques qui voient l’étranger partout, et dans l’étranger l’étrange. La peur de l’autre prend la forme du surnaturel, de l’épouvante. Si une menace ne se double pas d’elle-même, il faudra alors la rêver, pour mieux libérer le cri de terreur étouffé tout au long du film.

Le rêve de Georges

Le spectateur lui-même finit par représenter un danger, un regard qui essaie de pénétrer l’espace clos de l’appartement. Alors les ellipses sont de plus en plus importantes, l’accès à Anne se fait de plus en plus restreint, nous n’avons plus le droit qu’à quelques rares mises à jour sur la situation. Pendant la première moitié du film, nous assistons aux malaises d’Anne, à ses pertes de raison et de mobilité. Ensuite, chaque saut dans le temps nous présente de fait une situation déjà dégradée, sans que nous ayons pu assister aux moments clés. Peu à peu, le spectateur lui-même est évincé du drame, éjecté du champ. Le droit de voir nous est retiré. Georges dit lui-même : « cela ne mérite pas d’être montré ». Ainsi, le jeu avec le spectateur continue, et celui-ci sera de nouveau sollicité pour être le témoin impuissant, horrifié et soulagé, de l’inéluctable. Puis Georges mettra en scène le corps de sa femme, à destination des spectateurs amenés à le découvrir (et qui l’ont en fait déjà découvert), les pompiers bien sûr, mais nous aussi, qui déboulions à leurs côtés dans l’appartement, comme si deux spectacles devaient se succéder à l’ouverture du récit, celui préparé par Georges dans son appartement et celui auquel il assistait à l’Opéra, quelques semaines plus tôt.

Mais revenons à l’expulsion de tout étranger, jusqu’au spectateur lui-même. Bientôt, la fermeture à clé ne suffit plus. Georges scotche les portes, il séquestre le corps de sa femme, il crée un mausolée dans lequel plus personne ne pourra pénétrer, même pas lui.
Car ne nous y trompons pas. L’amour, c’est être deux contre l’extérieur, mais c’est aussi le risque d’être seul. Georges et Anne sont aussi des étrangers l’un pour l’autre. Au début du film, Georges, après avoir évoqué son passé, dit qu’il ne va pas abîmer son image sur ses vieux jours. Plus tard, comme un énième écho, Georges raconte une autre histoire de sa jeunesse avant la scène fatidique. Des décennies de mariage, et toujours autant de parts d’ombres, de secrets passés sous silence, de détails essentiels gardés pour soi.

Anne ne voit plus Georges

[Mieux vaut avoir vu le film pour lire la suite de la critique]. Anne essaie de profiter de l’absence de Georges pour en finir. Georges peut accompagner la souffrance de sa femme, il ne peut jamais la faire sienne. L’incompréhension devient totale. L’incompréhension devient violence. Une gifle, doublée d’une mise à mort. Anne n’est plus sa femme, l’illusion d’un autre soi s’est dissipée. Il ne reste plus que l’autre, absolument différent, absolument seul. Ce ne sont pas les gémissements qui conduisent Georges à son geste final, pas plus que la douleur qu’il avait réussi à soulager. C’est la perte de l’autre, de l’illusion de l’autre. Alors Anne devient elle aussi un corps étranger, un corps à expulser. Quand Georges clôt la chambre funéraire, est-ce lui qu’il défend de venir perturber le sommeil de la défunte, ou est-ce Anne qu’il exclue de son espace vital?

« Tu es un monstre parfois, mais tu es gentil » disait Anne à son mari. C’est tout ce que montre le film. Un homme qui se comporte avec une gentillesse monstrueuse. Jamais Georges ne s’affole. Qu’il voie sa femme perdre conscience d’elle-même, qu’il découvre qu’elle a mouillé les draps ou qu’il entreprenne le geste le plus difficile qui soit, Georges accomplit tout lentement, avec une retenue polie, une pudeur mécanique, une effroyable décontraction. Tout est posé, rangé, à sa place. Comme souvent chez le réalisateur autrichien, pour qui le nazisme n’est jamais loin, comme dans Funny Games, dans Caché ou dans Le Ruban blanc, les pires atrocités sont exécutées avec calme et sérieux, comme si elles obéissaient à un plan rationnel déshumanisé. En écho, la réalisation du film est froide, presque clinique. Il n’y a que très peu de place pour l’émotion ou pour le suspense. Pourtant, on n’en veut pas à Georges, même dans cette longue et épuisante séquence frontale, alors que les jambes d’Anne se débattent en vain. Geste monstrueux, geste gentil, comme si l’amour était toujours une monstruosité, un ange déformé prêt à expulser de nous l’être qui nous est le plus cher, prêt à ramener l’autre à ce qu’il est, un étranger, un danger, la mort.

Un monstre gentil

Amour n’est pas un titre ironique. Certes, partout Haneke ausculte le mal. Mais ici, il parle aussi du bien. Simplement, l’un ne va pas sans l’autre. Haneke est sincère quand il parle d’amour. Mais l’amour n’a rien de limpide. La formidable force du film, c’est de nous plonger dans l’horreur d’un geste sans jamais lui enlever sa majesté, sans même remettre en question son bien-fondé. C’est de nous plonger dans l’horreur d’une relation sans jamais minimiser l’amour de ses personnages l’un pour l’autre, sans jamais minimiser leur courage. C’est de capter toute l’ambigüité d’un amour abominable et sublime.

Amour se ferme sur un beau mystère. Que devient Georges? Les monstres fuient, devenus étrangers à eux-mêmes, et continuent leur vie comme si de rien n’était. Les amoureux disparaissent, s’effacent quand l’être aimé n’est plus. Georges est quelque part entre ces deux rivages.

Note : 8/10

Amour
Un film de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert
Drame – France, Autriche – 2h07 – Sorti le 24 octobre 2012
Palme d’or au Festival de Cannes 2012

My Little Princess

Irina Ionesco, célèbre artiste controversée et mère de la réalisatrice, a photographié sa fille dès l’âge de quatre ans. 40 ans plus tard, celle-ci sort un film en partie autobiographique pour raconter son traumatisme. My Little Princess est peut-être une bonne psychothérapie mais en aucun cas un bon film. C’est brouillon, artificiel, répétitif, criard et vite fatigant.

Synopsis : Lorsqu’Hannah, artiste intéressée par l’érotisme, demande à sa fille de 10 ans  si elle veut être son modèle, tout bascule pour l’enfant qui vivait jusque là avec sa tendre grand-mère.

My Little Princess - critiqueLe sujet est à la fois glauque et sexy, malsain et séduisant. Les frontières morales mises en jeu sont d’autant plus fascinantes qu’elles sont floues. Que peut-on se permettre au nom de l’art, au nom de la libre expression? Jusqu’à quel point le monde des enfants est-il séparé de celui des adultes, quand favorise-t-on la maturité et quand détruit-on l’innocence? A quel point les limites éthiques imposées par la société sont-elles des conventions conservatrices, à quel point sont-elles des nécessités absolues?

Avec de telles interrogations, My Little Princess avait tout pour troubler le spectateur et l’emmener sur des pentes très glissantes et dangereuses. Malheureusement, le film sonne souvent faux, l’interprétation de la jeune fille est parfois approximative, les dialogues sont artificiels. Eva Ionesco a voulu baigner son film d’une ambiance de conte cauchemardesque sans vraiment assumer ce choix. My Little Princess lorgne sans arrêt vers le film d’épouvante mais cette atmosphère angoissante, trop discrète mais quand même présente, ne fait que décrédibiliser l’histoire.

Mais le pire arrive à la moitié du film quand la jeune fille se rebelle. Alors, My Little Princess tourne en rond, se répète, les actrices se bégayent les mêmes insultes, les mêmes justifications, le film semble s’éterniser et n’avoir pourtant plus rien à dire. L’ennui est abyssal, les mêmes répliques sont lancées de plus en plus fort, les cris deviennent agaçants.

My Little Princess, jamais vraiment convaincant, se termine en roue libre, mal construit, mal scénarisé, à cheval entre la psychologie à deux balles et la parodie. Le dernier plan sur l’enfant qui fuit nous rappelle celui des 400 coups. Dans cette autre histoire d’un enfant qui doit grandir trop vite, il manque à Eva Ionesco tout le talent de François Truffaut.

Note : 1/10

My Little Princess
Un film de Eva Ionesco avec Isabelle Huppert, Anamaria Vartolomei et Georgetta Leahu
Drame – France – 1h45 – Sorti le 29 juin 2011