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Vivement dimanche !

Dernier film de François Truffaut, Vivement dimanche ! montre toute l’admiration du réalisateur phare de la Nouvelle Vague pour le genre du film noir et pour Alfred Hitchcock. Malheureusement, au-delà de l’hommage et de la surprenante légèreté de ton, l’intrigue est toute banale et on n’est jamais vraiment convaincu par cette histoire d’amour insignifiante.

Synopsis : Une femme et son amant sont assassinés. Le mari, suspect n°1, décide de s’enfuir et de se cacher quelque temps. Sa secrétaire, Barbara Becker, mène sa propre enquête.

Vivement dimanche ! - critiqueVivement dimanche ! est un film noir qui épouse tous les codes du genre. Le film est un hommage très appuyé aux films des années 40 et 50 qui formèrent ce courant : le noir et blanc est de rigueur, le faux coupable évoque Hitchcock tout comme les nombreux combats à suspense dans lesquels le héros ou l’héroïne essaient de se défendre contre un voyou qui veut leur peau.

Ainsi, Quand Fanny Ardant voit, impuissante depuis la rue, la lutte qui oppose Jean-Louis Trintignant à un inconnu à la fenêtre d’un immeuble, on ne peut s’empêcher de penser à l’une des dernières séquences de Fenêtre sur cour.

Parfois, François Truffaut se permet des moments de comédie : il souffle sur tout le film un vent de liberté qui rappelle directement la Nouvelle Vague et les premiers films du réalisateur, comme la scène d’introduction, sympathique et parfaitement inutile pour l’intrigue. Cependant, la légèreté qui baigne le film et les nombreuses touches d’humour nous empêchent de nous sentir concernés par le drame qui se joue. Le suspense est souvent désamorcé, rien ici ne parait bien grave. Les personnages semblent avoir bien du mal à prendre au sérieux leur aventure et le ton d’habitude fataliste du genre laisse place à un optimisme un peu inconsistant.

Le scénario très banal rapproche Vivement dimanche ! du pastiche plutôt ennuyeux. Si la désinvolture de la mise en scène sauve le film, elle n’arrive pas à le rendre vraiment intéressant. Le dernier film de François Truffaut est malheureusement assez anecdotique.

Note : 3/10

Vivement dimanche !
Un film de François Truffaut avec Fanny Ardant, Jean-Louis Trintignant et Jean-Pierre Kalfon
Policier – France – 1h55 – 1983

Shoah

Shoah est un monument d’histoire et de cinéma, 9h10 de film sans concession, une expérience au-delà des mots, que seul le cinéma pouvait approcher. Aucune image d’archive, mais plus de 10 ans de travail pour retrouver des témoins essentiels. Une enquête dans les pires abîmes de l’Humanité. Indispensable, aujourd’hui et demain.

Synopsis : Enquête et témoignage sur l’un des drames les plus terribles de l’histoire de l’Humanité : l’extermination de millions de juifs pendant la 2nde Guerre mondiale par les nazis.

Shoah - critiqueComprendre Shoah de Claude Lanzmann n’est pas chose facile car Shoah est un film fondateur, un film qui définit son sujet et lui donne un nom. Avant ce film, l’extermination par l’Allemagne nazie des juifs durant la seconde guerre mondiale était majoritairement appelée Holocauste. Mais ce terme avait déjà un sens : il désignait les sacrifices d’animaux par le feu et apportait déjà un commentaire sur le phénomène historique qu’il était censé désigner.

Lanzmann ne trouvait aucun mot adéquat pour parler de l’extermination des juifs. Le film commence par une citation de la Bible : « Et je leur donnerai un nom impérissable ». Le phénomène, unique, comparable à aucun autre phénomène de l’histoire, était aussi innommable. La Shoah, c’est ce qu’on ne peut pas nommer, pas imaginer, pas comprendre. C’est un monstre, une chose, une horreur absolue. Lanzmann a donc choisi un mot hébraïque, qui apparait dans la Bible et qui signifie « catastrophe », parce que ce mot, il ne le comprenait pas. C’est un mot qui ne se réfère à rien d’autre, qui n’a aucune connotation, un mot juif pour un phénomène complètement unique.

Ce mot, Shoah, s’est imposé dans le monde entier et est aujourd’hui couramment utilisé pour qualifier l’Holocauste, il est compris par presque tout le monde, dont la majorité n’a pourtant pas vu le film. Shoah n’est donc pas un documentaire sur un phénomène existant, il s’agit de la définition même d’un événement. En lui donnant un nom impérissable, Claude Lanzmann lui donne aussi une réalité impérissable. Il déterre ce qui a été pour le figer dans la mémoire de l’humanité.

Shoah, c’est donc le nom qu’a donné Claude Lanzmann à l’extermination systématique des juifs par l’Allemagne nazie. Le film ne parlera pas d’autre chose, il s’agira toujours de l’extermination, de la mort. Et toujours des juifs. Aucune digression pédagogique ne sera concédée, on ne parlera pas des lois de Nuremberg, de la montée du nazisme, des processus politiques, de la résistance, de la collaboration, de l’origine de l’antisémitisme, des autres groupes qui subirent le joug nazi (tziganes, handicapés mentaux, homosexuels, communistes…), ni de la guerre, des alliés ou de la libération et du destin des survivants. Shoah n’aborde que la mort des juifs, l’extermination de masse d’un peuple, ce processus totalement différent de tout ce qui a existé dans l’histoire de l’humanité, l’horreur absolue.

Shoah n’est pas vraiment un documentaire. D’abord parce que les interviews sont mises en scène, parce que l’image choisie est toujours une création de Claude Lanzmann pour évoquer ce qui a existé et n’existe plus. Ensuite parce qu’il ne veut montrer que ce qui ne peut pas être montré. Shoah ne s’intéresse pas à la survie, à ce qui reste, mais à ce qui a été et a disparu à jamais. A l’horreur telle qu’elle a existé et que nous n’avons aucun moyen de reconstituer, d’observer. Aux hommes, aux femmes et aux enfants morts. Le sujet profond de Shoah, c’est de faire parler la mort, d’interroger les cadavres, de filmer ce qu’ont vécu ceux qui ont été exterminés, et rien d’autre. Le projet est voué à l’échec et Lanzmann prouve que la Shoah, ce qu’elle signifie vraiment, ne peut pas être approchée par l’expérience des vivants, justement parce qu’ils ne sont pas morts. Elle ne peut pas non plus être approchée par les images d’archives car ce qui s’est vraiment passé n’a pas laissé d’images, les nazis voulant justement effacer toute trace de leurs crimes. Elle ne peut pas être approchée par ce qui reste du massacre, objets, lieux, témoins, car le temps a tout balayé, car les cris ne résonnent plus, car le phénomène est tellement absolu que la réalité de la Shoah n’appartient qu’au moment de la Shoah. Elle ne peut pas être comprise par la réflexion, par les commentaires, car la Shoah est incompréhensible par essence.

Ainsi, Shoah est un projet forcément paradoxal : s’approcher au plus près de la mort telle qu’elle a existé durant le génocide, tout en sachant pertinemment et en prouvant qu’il est impossible d’y arriver. Lanzmann démontre la nécessité de se souvenir, de réfléchir, d’interroger la partie la plus sombre de notre histoire, et prouve en même temps l’impossibilité de la voir, de l’imaginer, de l’atteindre ou de la comprendre.
Shoah n’est pas un documentaire pédagogique : il s’adresse à ceux qui savent déjà, qui se sont déjà renseignés, qui ont déjà une connaissance assez complète des faits. Il s’adresse à eux et leur démontre qu’ils ne savent rien et qu’ils ne sauront jamais rien car il est impossible de savoir. Les faits sont dénués de sens. Il est impossible de savoir, et pourtant Shoah semble nous amener à l’expérience la plus intime que nous puissions vivre aujourd’hui, que pourra vivre l’homme demain, du génocide.

Claude Lanzmann interroge un témoin

Cette expérience, nécessaire, terrifiante, épuisante, n’est possible que grâce à l’âpreté du film, à sa droiture. Aucune concession n’est faite à ce que doit être une oeuvre de cinéma, à l’industrie, au spectateur, à la société, aux normes. Le film ne répond qu’à sa propre logique, et celle-ci n’est définie que par l’événement qu’il raconte et le sentiment absolu de l’auteur. Car Shoah est avant tout l’oeuvre d’un homme, Claude Lanzmann, omniprésent dans son propre film, devant la caméra (il interviewe, il commente, il lit) et derrière (il met en scène, filme, choisit les plans, les monte suivant une logique qui n’appartient qu’à sa conviction profonde de ce qui doit être représenté à l’écran pour parler au mieux de la Shoah).

Onze années de travail, des voyages incessants dans 14 pays, des serments rompus pour obtenir quelques images indispensables, plus de neuf heures de film, lentes, presque pas structurées. Shoah est découpé en deux « époques » mais il paraît toujours complexe de les dissocier, et encore plus de trouver un sens à cette séparation. Pourtant, la première moitié du film semble consacrée aux morts, à ce qu’ils ont vécu, à ce qui ne peut pas être raconté car il s’agit des dernières secondes de vie d’hommes dont on a essayé d’effacer la mémoire. Ainsi, il est question de ce que les morts ont laissé derrière eux : d’une part, des corps, dont le destin horrible est largement évoqué (brûlés, enterrés, broyés, noyés), et d’autre part des lieux, des souvenirs, des fantômes, de la haine aussi, leur absence des villes et des maisons qu’ils ont habitées. Puis le film parle de leur mort à proprement parler, de l’expérience qu’ils en ont eu : le chemin de la mort, l’arrivée des trains, la sélection de ceux qui allaient travailler et, en creux, de ceux qui allaient mourir, la brutalité de leurs derniers instants, les suicides, et enfin les lieux de leur dernier souffle. La description des camions à gaz, des chambres à gaz, des crématoires, des fosses (comme si le destin des corps était le prolongement évident du destin des hommes qui les habitaient) est saisissante. Dans cette partie, on ne parle que de la « solution finale », de sa réalité, mais aussi de son invention, de sa mise en place, de son processus, de son optimisation.

La seconde époque semble étrangement parler de la vie avant la mort. Pourquoi l’évoquer après une première époque consacrée à la mort elle-même? Peut-être parce que la première époque de la Shoah, son premier mouvement, ce n’est pas la survie mais bien la mort. La première expérience, directe, qu’ont fait des millions de juifs de la Shoah, c’est la mort, tout de suite, immédiatement, à la descente d’un train, dans un camion, dans une chambre à gaz. Seulement après, les rares survivants de ce premier mouvement allaient vivre le second, une lente agonie de survie dont l’aboutissement logique est forcément le même : toujours la mort. Si la première époque de Shoah parle de la violence de la mort, de son immédiateté, la seconde parle de la survie à cette première mort pour aboutir à une seconde mort, pas moins violente, pas moins terrible, mais précédée d’un simulacre de vie. Il est alors question de la vie dans les camps et de l’omniprésence de la mort pour les déportés, qui « traitent » les corps des autres déportés jusqu’à devenir eux-même un corps « traité » par d’autres. Il est question notamment des Sonderkommandos, ces juifs qui participaient contraints et forcés à la solution finale, qui vivaient la mort des autres avant de mourir eux-mêmes. Ces juifs qui savaient qu’ils finiraient bientôt par être des cadavres, ces cadavres qui pour l’instant leur assuraient du travail et donc la vie. La vie dans les camps, c’est exactement la mort. Pour y échapper, il y avait la résistance, la fugue (quasi-impossible) ou le recours à des messagers pour prévenir le monde du génocide. Mais tout devait échouer. Quant aux allemands interrogés, ils expliquent dans cette partie qu’ils pensaient travailler à la survie des juifs, inconscients, du moins au début, que le projet final était leur extermination. Claude Lanzmann souligne inlassablement que la survie dont parlent les allemands, c’était forcément la mort. Une évidence parcourt l’espace mais elle semble épargner les bourreaux : leur responsabilité et leur lâcheté criminelle éclate au grand jour mais eux continuent de se cacher, pétris de mensonge, derrière la vie.

Pourtant, cette vie, Lanzmann prouve qu’elle n’aboutit qu’à la mort. Première ou deuxième époque, toujours la mort. La Shoah, c’est la mort. C’est une « espèce de tranquillité, de sérénité » que ressent le dernier témoin. Le film se termine sur ses mots : « je pensais: je suis le dernier juif, je vais attendre le matin, je vais attendre les allemands ».

La Shoah, c’est l’extermination systématique du peuple juif. Elle aurait pu réussir, un peuple aurait pu être rayé de la surface de la Terre dans des conditions affreuses, aux yeux de tous les peuples européens, de manière mécanisée, industrialisée, systématisée, selon un grand projet parfaitement conscient et organisé. Et on aurait même pu faire oublier l’extermination de ce peuple, jusqu’à son existence même, changer la réalité et créer un monde dans lequel il n’avait jamais existé, dans lequel l’horreur pour le détruire n’avait jamais existé. Shoah lutte de toute ses forces contre ce projet. « Et je leur donnerai un nom impérissable ». Shoah redonne un nom, une histoire aux morts et aux survivants, mais aussi aux bourreaux. Conscient qu’il est impossible de montrer ce qu’il s’est passé, il lutte de toutes ses forces pour la vérité, pour la mémoire, pour que jamais, jamais on ne puisse oublier.

Un rescapé témoigne de la Shoah

Chaque témoignage prend le temps nécessaire, Lanzmann scrute les visages et les mots, les lieux et les gestes, à la recherche d’une trace, d’une émotion vraie. Pas de grandiloquence, pas de pleurs, pas de révolte devant ce qu’il entend. Certains témoins craquent, parfois, rarement si on considère les 9 heures du film, mais à ces instants-là, le réalisateur atteint une vérité et lui fait face, quitte à mentir, quitte à faire souffrir les témoins. Il s’agit de faire jaillir le peu de vérité qu’il reste à explorer, le peu de vérité qui est arrivée jusqu’à lui, jusqu’à 35 ans plus tard. Il s’agit de la faire jaillir et de l’explorer. La caméra accompagne certains récits, faits à Tel-Aviv ou à New York, sur les lieux de l’histoire, à l’intérieur des camps, dans les crématoires. Alors, tout semble se reconstituer devant nous, nous voyons ce que raconte le témoin et nous souffrons de ce que nous voyons en même temps que de ne pas pouvoir savoir mieux, savoir plus, car nous savons que cette connaissance est indispensable. Il n’y aura là que trois sortes d’interviewés, les juifs, les polonais et les allemands, les victimes, les témoins et les bourreaux. Pas de discours superflu.

Les plans et les témoignages s’enchaînent parfois de manière cohérente, parfois il n’y pas de logique évidente, seulement la nécessité de montrer, de faire suivre les récits et les images dans cet ordre-là, sans explication mais avec beaucoup de raison. C’est toujours inexprimable, Shoah est un monstre organique qui se construit et se déconstruit au fur et à mesure, il y a une avancée et pourtant les mêmes témoins reviennent, les mêmes témoignages se répètent, on tourne en rond, on revient sur nos pas, il y a un recul et pourtant la direction est claire : de la vie à la mort, tout autant que de la mort à la vie, à la mort.

Traveling Shoah
Et toujours, comme une litanie sans fin, les trains, les trajets qui se répètent, les travellings avant qui nous rapprochent toujours plus de l’entrée des camps, des déportés qui sont arrivés là, et les travellings arrière qui rendent la vérité toujours plus inaccessible, l’horreur toujours plus démesurée, incommensurable. De longs panoramiques semblent chercher des traces, des fantômes de l’horreur, des hurlements de douleur. Et toujours, le vide impassible de la nature, du temps qui a fait son oeuvre. Le souvenir est l’affaire de l’homme, le passé ne peut ressurgir que si on le cherche, désespérément, intensément. L’absence envahit l’image, contredisant les récits monstrueux, inimaginables. Lanzmann pose ses questions, inlassablement, avec une finesse extraordinaire, tel un archéologue de la mémoire, traquant le passé là où il peut être enfoui, traquant la vérité derrière les apparences, derrière la culture de l’oubli et sa mise en place à grande échelle qu’avaient effectuées les nazis.

Parfois, quand Claude Lanzmann comprend la langue de son interlocuteur, les témoignages sont sous-titrés, parfois au contraire, nous devons attendre que la traductrice prenne la parole. Nous sommes alors dans l’attente, nous vivons le récit deux fois, d’abord l’émotion du témoin puis le sens de son témoignage. Dans ce décalage, il y a tout ce qui existe entre le ressenti et la vérité dont il est l’expression. Il y a tout ce qui existe entre ce qui s’est passé et ce qui en reste, ce que nous en pouvons approcher.

Quand l’expérience est terminée, le spectateur est submergé. Shoah n’est pas une oeuvre qu’on analyse tout de suite, car sa construction est floue voire inexistante, car il n’y a pas de logique. Shoah est une oeuvre qu’on commence par ressentir, nous sommes laissés avec une multitude d’images, certaines vues par les yeux de la caméra, certaines rêvées grâce au cinéma, à cette association de mots et d’images, de sons et de mouvements. Shoah est une oeuvre d’art cinématographique car c’est l’oeuvre de Claude Lanzmann et qu’elle exploite tout ce que le cinéma a à offrir de mieux pour inventer la vérité. C’est une oeuvre d’art total car elle parle de la Shoah, mais avant tout de l’homme et de l’humanité. Car elle est pure communication, communication de ce qui s’est passé pour les générations d’aujourd’hui, et celles à venir, à jamais. Elle est oeuvre de mémoire au delà des conventions industrielles d’un temps. Le film dure plus de neuf heures et ne traite que d’un sujet ultra-précis, sans jamais expliquer ce qu’il y a autour, ses causes ou ses conséquences. Et pourtant, même ce sujet, il est très loin de l’épuiser. Shoah ne dit pas tout sur la Shoah. Il donne des témoignages essentiels tout en en proposant une expérience impossible. Une expérience sensible qui démontre l’impossibilité catégorique de s’en rapprocher plus et l’impératif, tout aussi catégorique, de propager cette expérience à travers les hommes, les pays et les époques.

Reconstitution des trains de la Shoah
On pourrait rajouter qu’on apprend beaucoup, que les histoires racontées pourraient toutes être l’objet d’une fiction saisissante, que l’émotion est si forte qu’on est au-delà de l’émotion. On pourrait rajouter tellement car Shoah n’est pas un film-réponse, ni même un film-question. C’est un film purement moral, une nécessité, pour Claude Lanzmann comme pour l’humanité. Et pourtant Shoah ne reste qu’un film, il n’est pas l’ultime film sur son sujet (la preuve en est que Lanzmann lui-même livrera d’autres films pour compléter son chef d’oeuvre), il n’est qu’un pas. Mais pour la mémoire, pour la réflexion, pour le XXème siècle, pour le spectateur, pour les juifs, pour l’humanité, pour le cinéma, pour l’éthique et pour l’art tout entier, il est un pas de géant. Un choix aussi courageux qu’invraisemblable.

Note : 9/10

Shoah
Un film de Claude Lanzmann
Documentaire – France – 9h10 – 1985

4 Aventures de Reinette et Mirabelle

Après 6 Contes Moraux et 6 Comédies et Proverbes, et avant les Contes des quatre saisons, Eric Rohmer propose en un seul film 4 « aventures », autant de court-métrages et de courts contes moraux qui étudient la puissance et l’impuissance des mots, la puissance et l’impuissance du silence. Et la difficulté de comprendre l’autre tout autant que de s’en faire comprendre.

Synopsis : 4 contes: « L’Heure bleue », « Le Garcon de cafe », « Le Mendiant, la Cleptomane, l’Arnaqueuse », « La Vente du tableau » qui suivent 2 jeune filles à la campagne ou à Paris.

4 Aventures de Reinette et Mirabelle - critique4 court-métrages mettant en scène deux mêmes personnages, Reinette la campagnarde, peintre à ses heures, intuitive et très nature, et Mirabelle, étudiante parisienne, cultivée et calme. Les deux jeunes femmes deviennent amies au début du film, en pleine campagne, et deviennent colocataires à Paris dans la suite de leurs aventures.

Chaque court-métrage est un conte moral indépendant, comme Rohmer en avait déjà fait 6 au début de sa carrière. Chacun met les deux femmes dans une situation de la vie de tous les jours et examine leurs réactions, leurs manières de raisonner et de ressentir. Leurs valeurs et leurs émotions.

Le premier des contes, L’Heure bleue, oppose la sophistication de la ville à l’émotion intuitive et primale de la campagne. Les deux filles sont à la recherche d’une minute magique, l’heure bleue, le seul moment où le silence est total. On a beau parler des choses, il faut les vivre pour les comprendre vraiment. Rohmer, cinéaste de la parole, fait a priori état de la supériorité de l’expérience sur le raisonnement, du silence sur le langage.

Le second conte, Le Garçon de café, repose surtout sur le numéro de Philippe Laudenbach. Il s’agit d’un sketch plutôt drôle mais à la portée assez limitée, sur le fait qu’on peut sembler avoir raison tout en ayant tout à fait tort.

Le troisième conte, Le Mendiant, La Cleptomane, L’Arnaqueuse, est beaucoup plus subtil. Il se construit en trois mouvements qui se répondent les uns les autres. Le premier mouvement appelle à aider son prochain. Le deuxième mouvement est un débat pour savoir si aider quelqu’un lui fait forcément du bien. Doit-on être moralisateur et aider simplement ceux qui agissent suivant nos principes, ou doit-on aider toute personne en difficulté, même si cette difficulté est méritée? Quelle est la meilleure façon de faire du bien à la personne dans ce cas précis : l’aider ou la laisser assumer les conséquences de ses actes? Le troisième mouvement répond en partie à cette question : si nous décidons d’aider en fonction de notre jugement, nous risquons de ne pas aider quelqu’un qui a vraiment besoin d’aide, et ce simplement parce que nous ne l’avons pas compris. Comment juger le comportement d’un inconnu alors que nous ne connaissons rien de lui? Des principes moraux trop rigides conduisent forcément à des injustices. Le Mendiant, La Cleptomane, L’Arnaqueuse est un film complexe sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Il est essentiel que les gens assument leurs actes, mais rien ne nous empêche de les aider, même si on ne les approuve pas forcément : le jugement est souvent trop hâtif pour être juste.

Dernier conte, La Vente du tableau est un débat passionnant sur la place de la parole dans la communication. Comme les mots ne sont qu’une approximation de la pensée, Reinette n’hésite pas à répéter plusieurs fois des choses sensiblement semblables pour y inclure toutes les nuances nécessaires à la précision de son discours. C’est sa manière à elle de donner toute sa considération à son interlocuteur. Au contraire, Mirabelle a l’impression que son amie lui répète la même chose et la rabaisse, comme si elle parlait à une enfant. Mirabelle pense comprendre Reinette bien avant que celle-ci ne finisse son explication, mais Reinette pense qu’elle a besoin de tâtonner pour dire au mieux ce qu’elle pense et ressent.

Pourtant, elle soutient que ce qu’elle aime le plus dans la peinture est qu’elle se passe de mots. Tout en disant cela, elle se sent obligée de parler de ses peintures, de les commenter, de les discuter. Quand le gérant d’une galerie d’art, interprété par Fabrice Luchini, veut acheter le tableau de Reinette, il se retrouve dans le rôle de celui qui parle, sans forcément écouter son interlocuteur.

Les 4 aventures de Reinette et Mirabelle commençaient par la recherche du silence, par le bonheur de ressentir plutôt que d’expliquer, elles se finissent par la vanité de la parole, l’impossibilité de bien expliquer ce qu’on ressent. Pourtant, Rohmer est un cinéaste de la parole par excellence, qui ne cesse d’expliquer ou de commenter par les mots ce qu’il montre par la caméra. La contradiction de Rohmer est inhérente à l’altérité. La communication est là pour combler le gouffre qui existe entre les gens, entre les expériences individuelles. Rien n’est plus fort que ce que l’on ressent et qui se passe de mots. Mais le partage des sentiments, des expériences, n’est possible que grâce aux mots. C’est ce qui fait qu’on ne peut avoir qu’une relation approximative avec les autres, car il est impossible de traduire par les mots, par la communication, ce que nous ressentons exactement.

Les mots sont un outil imparfait. Mais ils sont le meilleur que nous avons pour ressentir en commun. Pour partager sensations et réflexions. Tout en soulignant la limite du langage, Rohmer l’utilise plus que jamais. Son film est un débat sur soi et l’autre, sur l’impossibilité de partager tout autant que sur le miracle du partage. Reinette et Mirabelle ne pourront jamais se comprendre parfaitement, pourtant, en 4 aventures, elles deviennent amies. Entre elles il y aura toujours l’imprécision des mots. Mais c’est cette imprécision qui provoque le débat, la richesse de l’altérité. C’est ce qui rend à la fois le partage absolu impossible et le partage d’une partie de nous-mêmes possible.

Note : 7/10

4 Aventures de Reinette et Mirabelle
Un film de Eric Rohmer avec Joëlle Miquel, Jessica Forde, Fabrice Luchini, Marie Rivière, Philippe Laudenbach et Jean-Claude Brisseau
Comédie dramatique – France – 1h33 – 1987

Rusty James

Un film de Francis Ford Coppola avec Matt Dillon, Mickey Rourke et Dennis Hopper
Drame – USA – 1h35 – 1983
Titre original : Rumble Fish
Synopsis : Rusty James est le frère du « Motorcycle Boy », roi déchu des gangs de la ville de Tulsa. Rusty, admiratif de son aîné, aimerait bien reprendre le flambeau…

Rusty JamesDans un monde en noir et blanc, les nuages semblent fuir à toute allure une musique oppressante. Rusty James est coincé entre la prison que représentent ses amis, sa famille, son univers et l’espoir de liberté qui semble attaché aux cieux. Il doit choisir entre poursuivre la chimère de devenir son frère et se décider à être lui-même.

Francis Ford Coppola innove à chaque instant, ses plans obliques enferment encore un peu plus le héros dans un destin écrasant. Les images sont magnifiques et glauques, certains moments touchent au sublime, dès le début quand Rusty James est interpellé alors qu’il joue au billard, ou plus tard lorsque son âme quitte son enveloppe charnelle. Mickey Rourke, Matt Dillon et Dennis Hopper sont d’une densité terrible, les dialogues sont incisifs, ils frôlent le pastiche sans jamais perdre de leur solennité.

Les rares apparitions de la couleur trahissent la dernière chose qui intéresse encore le Motorcycle Boy dans un monde qui a perdu toute sa saveur : les rumble fish, poissons bagarreurs qui essaient de détruire leur propre reflet. Comment se libérer de cette image, de cette légende qui le poursuit partout? C’est la dernière quête du grand frère de Rusty James car l’important n’est pas de mener les autres mais de savoir où les mener. Et si le Motorcycle Boy peut réussir tout ce qu’il entreprend, il ne sait pas quoi entreprendre. Il n’y trouve pas de sens.

Le monde est peuplé de deux sortes de gens : ceux qui sont simplement là et s’en satisfont (comme le personnage de Nicolas Cage ou la petite amie) et ceux qui cherchent une signification. Alors que les premiers peuvent essayer d’être heureux, les seconds sont condamnés : ils errent, comme le Motorcycle Boy, ils tentent d’oublier (comme son père ou sa petite amie), ou bien ils fuient (comme sa mère), essayant de poursuivre les nuages, toujours plus rapides, toujours plus fuyants.

Dans ce drame existentiel déguisé en histoire de gangs adolescents, Rusty James doit choisir entre poursuivre ses rêves de grandeur (mais ce qui est grand rend malheureux) ou rester un être médiocre mais potentiellement heureux.

Les rumble fish sont agressifs parce qu’ils sont enfermés. Dans un espace trop étroit pour eux, ils ne peuvent même plus supporter leur propre image. Impuissant à se libérer de ce que les autres et lui-même attendent de lui, le Motorcycle Boy veut délivrer les poissons de leur reflet en les plongeant dans l’océan. Rusty James ne peut trouver le salut qu’en se libérant lui aussi. De l’image de son frère, de l’image qu’il voudrait avoir de lui-même. De cette ville qui l’étouffe. Fuir lui aussi vers l’océan. Et profiter qu’il soit moins intelligent que son frère pour oublier que tout ceci n’a pas de sens. Et tant pis pour tous ceux qui se demandent à quoi bon : il leur reste toujours la drogue, l’alcool, le désespoir et la mort.

Note : 9/10