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The Tribe

Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes cette année, The Tribe a beaucoup fait parler de lui. D’abord parce que les personnages, sourds et muets, communiquent en langue des signes sans que celle-ci ne soit jamais traduite. Ensuite, parce que le film porte une vision très noire de l’être humain, déchiré entre la beauté fondamentale d’un regard ou d’un geste et l’abomination dont il est capable. L’expérience est étonnante et cruelle.

Synopsis : Sergey, sourd et muet, entre dans un internat spécialisé où il subit les rites d’une bande qui fait régner son ordre, trafics et prostitution, dans l’école. Il tombe amoureux…

The Tribe - critiqueLe parti-pris formel de The Tribe est saisissant autant qu’il interroge. Les personnages sont sourds et muets, la langue des signes qu’ils utilisent en abondance (The Tribe est en fait un film plein de dialogues) n’est pas traduite, il n’y a aucune musique, ce qui donne au spectateur une expérience sonore absolument inédite au cinéma.

Pourtant, le film est loin d’être muet. Les bruits sont partout, les pas, les portes, les gestes, les soupirs, l’amour, les coups. Jamais on n’a aussi bien entendu tout cela, jamais on n’a eu autant conscience des bruits de la vie, ces bruits qui nous accompagnent en permanence et que nous oublions, ces bruits que le cinéma recouvre ordinairement de dialogues et de musique.

Ces bruits qui soulignent d’autant plus le vide laissé par les mots absents. Le paysage sonore est aride, presque abstrait si on tente de fermer les yeux, jusqu’à devenir pesant, bientôt oppressant. Il y a aussi quelque chose d’absolument solennel dans ce faux silence, comme au début du film lorsque les élèves, après une cérémonie d’accueil, entrent en procession dans le bâtiment.

Et il semble effectivement qu’il est tout le temps question de rituels, rituel officiel d’accueil des élèves, rituel d’entrée dans la classe, rituels d’intégration et de bizutage, rituels de bande, rituels criminels, rituels de prostitution, de partage des gains, de règlements de compte… Même l’avortement est filmé comme un rituel, la femme suivant une habitude et un processus visiblement éprouvés.

La caméra renforce un peu plus cet aspect solennel, par des plans longs et souvent fixes qui mettent le spectateur en position de témoin passif, comme s’il assistait à ces différents protocoles d’une façon presque sociologique.
Le choix de ne pas sous-titrer la langue des signes et de laisser le spectateur dans le flou renforce encore cet aspect naturaliste. Le spectateur est simplement là, sans personne pour lui expliquer ce qui se passe. Il regarde les scènes depuis un endroit précis, essayant de déchiffrer les séquences qui se jouent devant lui. Comme si elle n’avait aucun commentaire à faire sur ce qu’elle montre (même pas celui qui consisterait à simplement traduire), la caméra impose une sorte d’indifférence, tellement lourde à porter qu’elle se joint au « silence » pour assommer le spectateur, enfermé dans une compréhension schématique de l’histoire.

L’effet est aussi frustrant (on aimerait saisir les nuances, les raisons, les émotions justes) qu’enthousiasmant : on est perdu dans un univers sans code et sans repère, comme à l’étranger, dans un pays dont on ne comprendrait ni la langue, ni forcément les coutumes.

des plans longs et souvent fixes qui mettent le spectateur en position de témoin passif

Pourtant, deux points essentiels contrebalancent l’aridité de la bande sonore, de la langue des signes et des longs plans fixes. D’abord, la langue des signes elle-même, et ce qu’elle engage des gestes, des corps, des visages. L’expressivité des personnages ne permet pas de comprendre les détails de leurs désaccords, mais elle permet de donner à ressentir les émotions, et elle mène souvent à quelque chose d’universel, dans ce que le corps d’un individu peut exprimer, partout, tout le temps et quelque soit cet individu, de colère, d’amusement, de résignation, de tristesse, d’amour, ou de mille autres façons d’être, et à des degrés d’intensité très divers.

Deuxièmement, la mise en scène de Myroslav Slaboshpytskiy, découpée en plans-séquences longs et prodigieux, parmi lesquels alternent les moments où la caméra est statique et ceux où elle suit les personnages dans des mouvements d’une grande virtuosité. Alors la fiction reprend le dessus, le récit se fluidifie et le spectateur se laisse porter, et par la radicalité de l’expérience, et par les émotions des personnages.

Certes, le dispositif est si envahissant que jamais on ne passe par dessus, jamais on ne l’oublie. Et on est plusieurs fois ennuyé de ne pas mieux comprendre ce que se disent les personnages, de ne pas mieux saisir les détails de l’intrigue.

des corps qui crient, des gestes qui luttent, des bruits qui ne disent rien puisqu’il n’y a personne pour les entendre

Pourtant, en dépit de ces difficultés et de ces frustrations, on est fascinés par ce film et sa façon de réduire sa matière narrative à son apparence, à ce qu’il en ressort objectivement quand on la regarde, des corps qui crient, des gestes qui luttent, des bruits qui ne disent rien puisqu’il n’y a personne pour les entendre. Ce faisant, The Tribe conduit le spectateur à l’essence des choses, l’essence d’une histoire, l’essence d’une émotion, l’essence d’un instant.
Ici, peu importe finalement la raison d’une dispute, la raison d’une colère, il ne reste que la dispute, que la colère, dans ce qu’elle a de plus profond et de plus universel.

Tout cela n’empêche pas le réalisateur de faire le portrait sans mot d’un pays mafieux et corrompu, de raconter aussi une histoire d’amour compliquée dans un contexte social terrifiant. De donner à ressentir, par le biais d’une expérience sourde et muette, l’enfermement de jeunes obligés de s’adapter pour survivre (et ce, pas forcément parce qu’ils sont sourds et muets). Et d’offrir quelques séquences formidables qui profitent parfaitement de la singularité du projet.

Ainsi, le spectateur reste absolument démuni quand il est le témoin d’un accident terrible et silencieux sur un parking. Un peu plus tard, une bande de jeunes attend un combat devant une sorte de bâtiment désaffecté, dans un bordel ordonné qui rappelle West Side Story. Quelques chorégraphies (scènes d’amour ou de dispute) sont simplement choquantes ou émouvantes. Et bien sûr, la fin du film laisse une trace puissante par sa violence crue, sa monstruosité à laquelle le silence ajoute une tranquillité traumatisante. On reste abasourdi par une telle fureur, froide et abominable, par la description muette de ce que l’homme a de pire en lui.

On reste abasourdi par une telle fureur, froide et abominable

Mais c’est surtout dans sa dimension mythologique que The Tribe trouve la pleine justification de sa radicalité. La tragédie est ramenée à sa forme brute, une histoire d’amour passionnelle, une violence inouïe, la beauté des corps, la souffrance, la mort, tout cela porté par la langue des signes qui est une langue universelle, en ce qu’elle est semblable en tous points du globe (et semblablement incompréhensible pour la majorité des gens), et qu’elle utilise les corps avec une puissance expressive extraordinaire.

En se gardant de la traduire, Myroslav Slaboshpytskiy laisse au langage sa fonction première : permettre aux êtres qui communiquent de communiquer entre eux, sans lui donner la fonction secondaire de permettre à un tiers (ici le spectateur) de comprendre. Celui-ci, bloqué dans son rôle de spectateur, tenu volontairement à l’écart d’une « tribu » dont le signe distinctif est en partie cette langue, saisit pourtant bien les motifs du drame qui se joue. Ce drame s’échappe aux impératifs de compréhension des mots et se replie sur son aspect le plus universel, quitte à en devenir un peu théorique.

Au-delà du sens précis de ce qu’expriment les personnages, il y a leurs yeux, leurs bouches, leurs bras, leurs torses. Ces corps offerts contre quelques billets, ces corps jetés les uns contre les autres, ces corps qu’on triture, ces corps qui s’opposent, qui se mélangent, qui font barrage. Dans The Tribe, tout est une question de corps. Jusqu’à ce que, sans un mot, ceux-ci soient littéralement écrasés. La tragédie s’accomplit : les amoureux et les autres sont broyés par le destin, par la société, et par l’atrocité qu’ils portent en eux.

Note : 7/10

The Tribe
Un film de Myroslav Slaboshpytskiy avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova et Rosa Babiy
Drame – Ukraine, Pays-Bas – 2h12 – Sorti le 1er octobre 2014
Grand Prix et Prix de la révélation France 4 à la Semaine de la Critique de Cannes 2014

P’tit Quinquin

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes dans sa version intégrale (un film de 3h30), P’tit Quinquin a été présenté au public français sous la forme d’une mini-série de 4 épisodes diffusés sur Arte. Bruno Dumont livre une comédie policière drôle et étouffante, à l’humour singulier et souvent gênant. Étrange, à la limite de l’indécence, le film nous invite à une exploration du mal dans un village isolé.

Synopsis : Une enquête policière extravagante autour d’étranges crimes aux abords d’un village côtier en proie au mal, et d’une bande de jeunes crapules menée par P’tit Quinquin.

P'tit Quinquin - critiqueLars von Trier avait fait une comédie dépressive (Le Direktor), c’est au tour de Bruno Dumont, cinéaste dont les films sont ardus, austères et sans humour, de tenter l’exercice d’un genre qui apparemment ne lui ressemble pas du tout.
Pourtant, on reconnaît dans P’tit Quinquin la mise en scène étouffante du cinéaste, les paysages vides et arides de ses films, comme autant de miroirs à la misère morale et sociale d’une humanité des bas-fonds. Il n’y a pas d’espoir, aucune possibilité de s’échapper puisque les champs, la mer, les routes, se poursuivent à l’infini, comme autant d’anti-horizons, comme autant de nulle parts auxquels se cogner.

Rien n’étant possible ailleurs, tout doit donc se faire ici, tout doit tourner autour de chez soi. S’il y a une enquête policière dans cet endroit, les meurtres ne peuvent que dessiner une cartographie de l’univers des personnages. Et cet univers est fort restreint. Les policiers ne peuvent que revenir sans cesse à la cour des Lebleu, car il n’y a rien au-delà, ni pour des adultes enracinés dans leur propriété au point de ne plus parler depuis 30 ans à un frère qui habite à quelques centaines de mètres, ni pour les enfants, dont le terrain de jeu se limite toujours aux mêmes rues, à la même plage, à la même route.

Univers d’autant plus limité que les habitants se connaissent tous et qu’ils sont très peu nombreux. Quatre enfants trainent ensemble : ils n’ont personne d’autre, jusqu’à l’arrivée de deux étrangers qu’ils ne peuvent pas accepter. Cette micro-société incestueuse (sinon, pourquoi tant de débilités?) évolue en vase clos, protégée du reste du monde par des grandes surfaces de paysages déserts, minée de l’intérieur par des grenades datant de la guerre.
L’arrivée d’une famille noire dynamite cet équilibre précaire de l’abrutissement. Une femme prend un noir pour amant, un enfant noir drague une jeune fille du coin. Aucun de ces personnages « contaminés » par l’extérieur ne pourra survivre, non plus que ceux qui les côtoient d’un peu trop près.

comme si le village entier était coupable

On ne sait pas finalement qui est le coupable, mais c’est comme si le village entier était coupable, comme si le corps tout entier formé par les habitants du village avait rejeté « l’agression » de l’extérieur, comme si la communauté débile avait expulsé les corps étrangers (ou plutôt, les avait ingurgités, puisque les corps en question sont symboliquement mangés par des vaches ou des cochons du coin, véritables habitants de ce monde fermé sur lui-même, où les hommes ressemblent à s’y méprendre à leurs animaux).

Dans cette description terrible d’une France arriérée et hideuse, où se situe l’humour? Pour beaucoup, dans le personnage du commandant Van der Weyden et de son double, l’adjoint Carpentier. Le commissaire est à la fois un homme d’ici, et un étranger. Dans cet entre-deux, il semble atteint à la fois de raison et de débilité, cette contradiction formant sur son corps et sur son visage une démarche et un masque burlesques surprenants. Les yeux exorbités, les mots en désordre, les mouvements d’un pantin désarticulés, Van der Weyden semble lutter tout entier, non pas contre les meurtres, mais contre son propre corps, qui le désigne immédiatement comme un membre à part entière de cette sous-humanité sur laquelle il enquête.

Le pauvre homme peut se débattre tant qu’il veut, rien n’y fait. Quand un policier haut-gradé de la ville ou une équipe de journaliste pénètre dans cet « enfer », on reconnaît tout de suite qu’ils n’y appartiennent pas (ils parlent bien, présentent bien, pensent bien) au contraire du commissaire, aussi encombré de lui-même que de son enquête.

un membre à part entière de cette sous-humanité sur laquelle il enquête

Tout le monde dans le village semble touché, P’tit Quinquin, flanqué d’un bec de lièvre et qui lance des explosifs dans sa maison, son père taiseux, son oncle retardé, son grand-père qui jette les verres et les assiettes pour « mettre la table », le frère Lebleu ahuri, l’employé de ce dernier, complètement idiot, le vétérinaire, dont on ne comprend même pas les mots, les curés, hilares lors d’une cérémonie funèbre… La seule jeune fille qui semble normale ne peut que rêver à la Star Academy, l’accomplissement des paumés. L’enfant noir paraît certes plus futé, mais il est étranger, et bientôt pris, par réaction, par la folie du lieu, puisqu’il tire en l’air en criant « Allah Akbar ».

Si le film est souvent vraiment drôle, s’il propose un humour singulier, presque gênant, c’est aussi qu’il semble le plus souvent rire au dépend de personnages qui sont aussi des bêtes de foire, au mieux abruties, au pire handicapées. Le Diable est là, le mal auquel se réfère le commandant ne peut être que cette ignorance généralisée, cette débilité qui habite le village et qui ne peut qu’aboutir à des crimes hideux et absurdes.

P’tit Quinquin ressemble alors à une critique féroce, d’autant plus féroce qu’elle manie l’ironie la plus cruelle, d’une humanité rurale et arriérée, repliée sur elle-même, qui se complait dans son idiotie, dans son rejet des autres et du dehors. Une humanité du terroir, celle qui peuple le « fin fond des campagnes », celle de la « France profonde », celle dont l’abrutissement et le mal sont aussi profonds que l’océan.

On reste un peu sceptiques sur le jeu que Bruno Dumont met en place avec la « monstruosité » de ses personnages

On reste un peu sceptiques sur le jeu que Bruno Dumont met en place avec la « monstruosité » de ses personnages, représentant celle de ce village et de cette histoire. Heureusement, on s’attache véritablement à P’tit Quinquin, un enfant du cru, monstrueux comme les autres, mais dans lequel la caméra, à force d’attention, finit par mettre une jolie lueur d’espoir. C’est dans les jeux de P’tit Quinquin que l’univers dysfonctionnel qu’il habite est mis face à son absurdité, comme dans cette drôle de scène de funérailles. C’est dans ses gestes que se lit l’amour de l’autre et l’envie d’aider (sa copine, son grand-père, les policiers, son oncle…).

Sans doute Bruno Dumont n’avait-il pas besoin de 3h30 pour raconter son histoire (on finit par tourner un peu en rond), mais il est fort possible que le film se soit retrouvé piégé par sa forme imposée, celle d’une mini-série de 4 épisodes. Cependant, cette façon qu’a le film de patauger encore un peu plus dans cette « merde » a peut-être aussi l’avantage d’illustrer qu’il est très difficile d’en sortir, très difficile pour le commandant d’avancer son enquête, embourbé dans la bouse des vaches, très difficile pour P’tit Quinquin et ses amis de s’inventer des jeux qui ne les ramènent pas au voyeurisme malsain ou au racisme primaire.

le regard qu’un enfant pose sur son monde, comme un relais fragile aux jugements de la caméra

Comme Lars von Trier dans Dogville, Bruno Dumont filme ici le mal d’une humanité repliée sur elle-même, mais avec l’impertinence singulière et parfois embarrassante d’en faire des gags. Le projet est sauvé de justesse de l’obscénité par un sens aigu de la beauté et de l’espoir qui résident dans un geste, dans un sourire ou dans un mot, par ce regard accordé à l’enfance, par le regard qu’un enfant pose sur son monde, comme un relais fragile aux jugements de la caméra.

On reste quand même un peu interdit devant ce film drôle et trop long, monstrueux et immobile, qui n’aboutit qu’à la condamnation pas tout à fait satisfaisante d’un village tout entier, ou du paysage statique dans lequel il se reflète. P’tit Quinquin donne son nom et sa lumière au film, mais le film finit par l’abandonner, trop occupé à chercher dans l’horizon l’origine mystique du mal. Trop occupé à faire des hommes qu’il filme des bêtes humaines. On est marqué par ce cinéma à part, cette façon douloureuse qu’a le cinéaste de dresser une géographie du sur-place et de la monstruosité, et pourtant on reste sur nos gardes, méfiants. On aurait finalement aimé moins de cirque, et plus d’humanité.

Note : 5/10

P’tit Quinquin
Un film de Bruno Dumont avec Alane Delhaye, Lucy Caron, Bernard Pruvost, Philippe Jore
Policier, Comédie, Drame – France – 3h28 – Diffusé sur Arte les 18 et 25 septembre 2014

Mommy

Prix du Jury à Cannes, Mommy fut la sensation du festival. Dans un léger contexte d’anticipation, Xavier Dolan invente tout, jusqu’au format carré du cadre, saisissant notre regard et le menant à l’essentiel : les merveilleux visages de ses personnages. Le monde, trop étriqué pour eux, trop étriqué pour Steve, est submergé par des flots de vie et d’émotion brutes.

Synopsis : Une veuve hérite de la garde de son fils, un adolescent TDAH impulsif et violent. Au coeur de leurs difficultés, ils reçoivent l’aide inattendue de l’énigmatique voisine d’en face, Kyla.

Mommy - critique du filmRares sont les films d’une telle générosité. Xavier Dolan ne craint jamais d’en faire trop, son cinéma ne craint pas de crier, de gémir, de hurler, de pleurer, de se battre, de courir, de se rouler en boule, d’exploser, de mordre, de s’effondrer ou de s’extasier.

Déjà Laurence Anyways nous épatait, nous acculait, nous terrassait par tous ses excès. Mommy, bien qu’un tout petit peu moins tape-à-l’oeil, déborde tout autant, de vie, d’amour et de souffrance. Après le 4/3 de Laurence Anyways, qui démontrait l’importance du portrait dans le travail du jeune réalisateur, celui-ci va encore plus loin ici puisqu’il utilise un format qui n’existe pas et qui est pourtant le format le plus naturel qui soit, le 1:1, le carré parfait.

L’objectif est double : d’abord, resserrer encore le portrait, donner aux visages l’intégralité du cadre. Rien ne doit nous divertir d’un regard, d’une blessure ou d’un bonheur qui se dessine sur les traits d’un personnage. Ensuite, il s’agit d’enfermer les deux femmes et le jeune homme dans un cadre anormalement étroit, de les prendre en étau, de rendre palpable les difficultés d’un garçon hors-norme, qui ne peut pas être normalisé. Il s’agit de donner à voir une situation d’autant plus étouffante qu’il n’y a pas d’horizon, seulement de l’espace noir sur l’écran, de l’espace non utilisé et non utilisable.

[Mieux vaut avoir vu le film pour lire ce paragraphe].Cette fonction de l’image carrée est d’autant plus évidente que Xavier Dolan, dans l’un des plus beaux moments du film, n’hésite pas à écarter son cadre, et à le faire par les mains de Steve, utilisant un procédé de distanciation inédit au cinéma (et d’autant plus troublant qu’il ne nous distance en rien de l’histoire, bien au contraire) : le héros joue avec les bords de son univers, et l’ouvre pour y faire entrer le bonheur, l’espoir, la lumière.

Les acteurs sont formidables, et même si l’énergie qu’ils déploient ressemble parfois à un tsunami qui emporterait le film, même si les personnages sont expansifs au-delà de toute notion d’équilibre, Mommy est lancé comme une flèche vers les hauteurs vertigineuses des émotions incontrôlables.

la fragilité et la puissance d’un être différent qui ne peut qu’être lui-même

C’est Suzanne Clément, plus sobre, plus fragile, qui nous touche le plus, à travers le très beau personnage de Kyla. Diane est plus prévisible, plus évidente dans l’univers du cinéaste québecois.
Et puis il y a Steve, à travers lequel Xavier Dolan fait le portrait extrêmement sensible des inadaptés, des surémotifs, de la fragilité et de la puissance d’un être différent qui ne peut qu’être lui-même, c’est-à-dire excessif, dangereux, formidable aussi. De ces êtres, comme le héros de Laurence Anyways, qui bâtissent le monde et les légendes, sans jamais arriver vraiment à trouver leur place.

La mise en scène est splendide, le film est rempli de séquences extraordinaires, de moments de crise et de joie, le cadre toujours accroché aux beaux visages de Suzanne Clément, d’Anne Dorval et d’Antoine-Olivier Pilon. Dans cette relation très ambiguë entre une mère, son fils et une voisine, à mi-chemin entre la famille idéale reconstituée (et homoparentale) et le trio amoureux (plus naïf que malsain), la musique pop et l’image colorée et tourbillonnante jouent un rôle essentiel, elles donnent au film sa candeur et son explosivité. La vie déborde de l’écran, non pas la vie sobre, étouffée, intellectualisée du cinéma d’auteur européen, mais la vie « émotionnalisée », rendue encore plus concrète, plus fragile, plus bavarde, plus banale aussi.

resserrer encore le portrait...

Mommy est une histoire émouvante, un cri déchirant, à la fois un hurlement d’espoir et un rayon lumineux de tristesse. C’est en arrivant, tel un funambule des sentiments, à rester miraculeusement en équilibre entre le désespoir que rien ne puisse changer, et la formidable joie que tout soit encore à créer, entre la terrible douleur de la résignation et la vitalité, l’énergie indomptable d’un être qui ressent tout plus fort que les autres et qui ne finira jamais de lutter (contre lui-même, mais aussi contre toute forme de contrainte, de cadre justement), que Xavier Dolan fait de son film une œuvre qui dépasse de loin les folles qualités formelles de sa mise en scène. Le jeune prodige canadien nous donne le sentiment d’un moment unique et merveilleux dans la vie de trois personnes, un moment de rare harmonie dans des vies chaotiques, et qui comme tous les moments, est destiné à passer. Le spectateur est touché, presque coulé.

Note : 9/10

Mommy
Un film de Xavier Dolan avec Anne Dorval, Suzanne Clément et Antoine-Olivier Pilon
Drame – Canada – 1h14 – Sortie prévue le 8 octobre 2014
Prix du Jury du Festival de Cannes 2014