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P’tit Quinquin

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes dans sa version intégrale (un film de 3h30), P’tit Quinquin a été présenté au public français sous la forme d’une mini-série de 4 épisodes diffusés sur Arte. Bruno Dumont livre une comédie policière drôle et étouffante, à l’humour singulier et souvent gênant. Étrange, à la limite de l’indécence, le film nous invite à une exploration du mal dans un village isolé.

Synopsis : Une enquête policière extravagante autour d’étranges crimes aux abords d’un village côtier en proie au mal, et d’une bande de jeunes crapules menée par P’tit Quinquin.

P'tit Quinquin - critiqueLars von Trier avait fait une comédie dépressive (Le Direktor), c’est au tour de Bruno Dumont, cinéaste dont les films sont ardus, austères et sans humour, de tenter l’exercice d’un genre qui apparemment ne lui ressemble pas du tout.
Pourtant, on reconnaît dans P’tit Quinquin la mise en scène étouffante du cinéaste, les paysages vides et arides de ses films, comme autant de miroirs à la misère morale et sociale d’une humanité des bas-fonds. Il n’y a pas d’espoir, aucune possibilité de s’échapper puisque les champs, la mer, les routes, se poursuivent à l’infini, comme autant d’anti-horizons, comme autant de nulle parts auxquels se cogner.

Rien n’étant possible ailleurs, tout doit donc se faire ici, tout doit tourner autour de chez soi. S’il y a une enquête policière dans cet endroit, les meurtres ne peuvent que dessiner une cartographie de l’univers des personnages. Et cet univers est fort restreint. Les policiers ne peuvent que revenir sans cesse à la cour des Lebleu, car il n’y a rien au-delà, ni pour des adultes enracinés dans leur propriété au point de ne plus parler depuis 30 ans à un frère qui habite à quelques centaines de mètres, ni pour les enfants, dont le terrain de jeu se limite toujours aux mêmes rues, à la même plage, à la même route.

Univers d’autant plus limité que les habitants se connaissent tous et qu’ils sont très peu nombreux. Quatre enfants trainent ensemble : ils n’ont personne d’autre, jusqu’à l’arrivée de deux étrangers qu’ils ne peuvent pas accepter. Cette micro-société incestueuse (sinon, pourquoi tant de débilités?) évolue en vase clos, protégée du reste du monde par des grandes surfaces de paysages déserts, minée de l’intérieur par des grenades datant de la guerre.
L’arrivée d’une famille noire dynamite cet équilibre précaire de l’abrutissement. Une femme prend un noir pour amant, un enfant noir drague une jeune fille du coin. Aucun de ces personnages « contaminés » par l’extérieur ne pourra survivre, non plus que ceux qui les côtoient d’un peu trop près.

comme si le village entier était coupable

On ne sait pas finalement qui est le coupable, mais c’est comme si le village entier était coupable, comme si le corps tout entier formé par les habitants du village avait rejeté « l’agression » de l’extérieur, comme si la communauté débile avait expulsé les corps étrangers (ou plutôt, les avait ingurgités, puisque les corps en question sont symboliquement mangés par des vaches ou des cochons du coin, véritables habitants de ce monde fermé sur lui-même, où les hommes ressemblent à s’y méprendre à leurs animaux).

Dans cette description terrible d’une France arriérée et hideuse, où se situe l’humour? Pour beaucoup, dans le personnage du commandant Van der Weyden et de son double, l’adjoint Carpentier. Le commissaire est à la fois un homme d’ici, et un étranger. Dans cet entre-deux, il semble atteint à la fois de raison et de débilité, cette contradiction formant sur son corps et sur son visage une démarche et un masque burlesques surprenants. Les yeux exorbités, les mots en désordre, les mouvements d’un pantin désarticulés, Van der Weyden semble lutter tout entier, non pas contre les meurtres, mais contre son propre corps, qui le désigne immédiatement comme un membre à part entière de cette sous-humanité sur laquelle il enquête.

Le pauvre homme peut se débattre tant qu’il veut, rien n’y fait. Quand un policier haut-gradé de la ville ou une équipe de journaliste pénètre dans cet « enfer », on reconnaît tout de suite qu’ils n’y appartiennent pas (ils parlent bien, présentent bien, pensent bien) au contraire du commissaire, aussi encombré de lui-même que de son enquête.

un membre à part entière de cette sous-humanité sur laquelle il enquête

Tout le monde dans le village semble touché, P’tit Quinquin, flanqué d’un bec de lièvre et qui lance des explosifs dans sa maison, son père taiseux, son oncle retardé, son grand-père qui jette les verres et les assiettes pour « mettre la table », le frère Lebleu ahuri, l’employé de ce dernier, complètement idiot, le vétérinaire, dont on ne comprend même pas les mots, les curés, hilares lors d’une cérémonie funèbre… La seule jeune fille qui semble normale ne peut que rêver à la Star Academy, l’accomplissement des paumés. L’enfant noir paraît certes plus futé, mais il est étranger, et bientôt pris, par réaction, par la folie du lieu, puisqu’il tire en l’air en criant « Allah Akbar ».

Si le film est souvent vraiment drôle, s’il propose un humour singulier, presque gênant, c’est aussi qu’il semble le plus souvent rire au dépend de personnages qui sont aussi des bêtes de foire, au mieux abruties, au pire handicapées. Le Diable est là, le mal auquel se réfère le commandant ne peut être que cette ignorance généralisée, cette débilité qui habite le village et qui ne peut qu’aboutir à des crimes hideux et absurdes.

P’tit Quinquin ressemble alors à une critique féroce, d’autant plus féroce qu’elle manie l’ironie la plus cruelle, d’une humanité rurale et arriérée, repliée sur elle-même, qui se complait dans son idiotie, dans son rejet des autres et du dehors. Une humanité du terroir, celle qui peuple le « fin fond des campagnes », celle de la « France profonde », celle dont l’abrutissement et le mal sont aussi profonds que l’océan.

On reste un peu sceptiques sur le jeu que Bruno Dumont met en place avec la « monstruosité » de ses personnages

On reste un peu sceptiques sur le jeu que Bruno Dumont met en place avec la « monstruosité » de ses personnages, représentant celle de ce village et de cette histoire. Heureusement, on s’attache véritablement à P’tit Quinquin, un enfant du cru, monstrueux comme les autres, mais dans lequel la caméra, à force d’attention, finit par mettre une jolie lueur d’espoir. C’est dans les jeux de P’tit Quinquin que l’univers dysfonctionnel qu’il habite est mis face à son absurdité, comme dans cette drôle de scène de funérailles. C’est dans ses gestes que se lit l’amour de l’autre et l’envie d’aider (sa copine, son grand-père, les policiers, son oncle…).

Sans doute Bruno Dumont n’avait-il pas besoin de 3h30 pour raconter son histoire (on finit par tourner un peu en rond), mais il est fort possible que le film se soit retrouvé piégé par sa forme imposée, celle d’une mini-série de 4 épisodes. Cependant, cette façon qu’a le film de patauger encore un peu plus dans cette « merde » a peut-être aussi l’avantage d’illustrer qu’il est très difficile d’en sortir, très difficile pour le commandant d’avancer son enquête, embourbé dans la bouse des vaches, très difficile pour P’tit Quinquin et ses amis de s’inventer des jeux qui ne les ramènent pas au voyeurisme malsain ou au racisme primaire.

le regard qu’un enfant pose sur son monde, comme un relais fragile aux jugements de la caméra

Comme Lars von Trier dans Dogville, Bruno Dumont filme ici le mal d’une humanité repliée sur elle-même, mais avec l’impertinence singulière et parfois embarrassante d’en faire des gags. Le projet est sauvé de justesse de l’obscénité par un sens aigu de la beauté et de l’espoir qui résident dans un geste, dans un sourire ou dans un mot, par ce regard accordé à l’enfance, par le regard qu’un enfant pose sur son monde, comme un relais fragile aux jugements de la caméra.

On reste quand même un peu interdit devant ce film drôle et trop long, monstrueux et immobile, qui n’aboutit qu’à la condamnation pas tout à fait satisfaisante d’un village tout entier, ou du paysage statique dans lequel il se reflète. P’tit Quinquin donne son nom et sa lumière au film, mais le film finit par l’abandonner, trop occupé à chercher dans l’horizon l’origine mystique du mal. Trop occupé à faire des hommes qu’il filme des bêtes humaines. On est marqué par ce cinéma à part, cette façon douloureuse qu’a le cinéaste de dresser une géographie du sur-place et de la monstruosité, et pourtant on reste sur nos gardes, méfiants. On aurait finalement aimé moins de cirque, et plus d’humanité.

Note : 5/10

P’tit Quinquin
Un film de Bruno Dumont avec Alane Delhaye, Lucy Caron, Bernard Pruvost, Philippe Jore
Policier, Comédie, Drame – France – 3h28 – Diffusé sur Arte les 18 et 25 septembre 2014

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Camille Claudel 1915

Le titre déjà en dit long : en ne s’intéressant qu’à l’une des 30 années de l’internement de la sculptrice, Bruno Dumont veut filmer le vide, une vie de néant, une femme qui s’absente peu à peu d’elle-même. Pénible et très austère, son film ne vaut que par Binoche, dont le regard appelle l’abîme. Jamais touché, le spectateur reste extérieur à ce drame morne et presque mort.

Synopsis : Hiver 1915. Internée par sa famille dans un asile du sud de la France, Camille Claudel vit recluse, dans l’attente d’une visite de son frère, Paul Claudel.

Camille Claudel 1915 - critiqueCamille Claudel est enfermée contre son gré dans un hôpital psychiatrique. Elle n’a aucun moyen de s’échapper : elle ne peut qu’espérer que sa famille change d’avis et la libère. Le film se concentre sur quelques jours dans la vie de la sculptrice, alors qu’elle est déjà cloîtrée depuis peu et qu’elle le restera encore 28 ans, jusqu’à sa mort.

Durant ces journées de vide intense (qui sont vouées à devoir se répéter indéfiniment), Camille Claudel attend son frère comme les héros de Beckett attendent Godot. Tous ses espoirs, toute sa volonté, ses rires et ses larmes, toute sa vie sont dirigées vers cette visite, seul instant de rupture dans ce quotidien de monotonie et d’ennui.

Le projet de Bruno Dumont est de filmer une femme qui ne fait rien, qui n’a rien à faire, de filmer des journées dans lesquelles il ne se passe rien, de filmer des relations sans vie et sans échange. Un film d’attente, un film d’ennui, dans lequel on attend et on s’ennuie.

Certes Juliette Binoche est convaincante, les traits tirés, le visage hagard, se perdant peu à peu dans la folie à laquelle on la condamne, et certes les rôles secondaires, de vrais patients atteints de vraies pathologies, sont tellement vrais que ça en devient un peu gênant. Presque voyeur, le spectateur assiste à une mise en scène embarrassante : une star erre au milieu de malades mentaux, différente et pourtant devenue l’une des leurs, comme un écho à ce qu’a vécu Camille Claudel, elle-même un peu dérangée et pourtant plutôt saine d’esprit, ne méritant sans doute aucunement d’être enfermée là.

Un abîme de détresse devrait s’ouvrir sous nos pieds mais non, nous nous posons plutôt des questions sur la démarche de filmer de véritables patients. Le désir de liberté devrait exploser mais non, nous nous interrogeons plutôt sur le passé à peine évoqué de la sculptrice. Et lorsque le réalisateur se permet une longue digression en suivant les pas du fameux Paul Claudel, on devrait sans doute s’indigner de l’hypocrisie de cet homme qui croit tellement en Dieu qu’il trouve cela normal d’interdire la vie à sa sœur. Mais on se pose plutôt la question de son texte, décidément trop littéraire, et de ce prêtre qui l’accompagne, personnage inexistant, dont le seul rôle à l’image semble être de donner une justification aux confessions monotones de l’écrivain.

On finit par être convaincu qu’il s’agit là de la plus mauvaise partie du film, celle qui dit sans doute le plus, mais de façon si artificielle et pompeuse qu’on préfère presque regarder le paysage.

Alors s’il se passe vraiment quelque chose dans ce film, c’est du côté du pensionnat dans lequel réside Camille Claudel. Là, dans le désespoir, la vie perd son sens. Mais tout ceci est si théorique que le spectateur n’en souffre jamais vraiment. Camille Claudel 1915 est un film abstrait, un jeu d’ombres fugitives. Un exercice de style qui ne s’adresse jamais au cœur, et très peu à l’esprit. Une œuvre glaciale, peu aimable, peu humaine, étrangement neutre. On en garde bien peu de choses.

Note : 2/10

Camille Claudel 1915
Un film de Bruno Dumont avec Juliette Binoche, Jean-Luc Vincent et Robert Leroy
Drame, Biopic – France – 1h35 – Sorti le 13 mars 2013

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